plaisir et jouissance
Où comment les Romains ont inventé le couple puritain!!
Un peu d'histoire pour se cultiver.
Ils auraient, si l'on en croit Ovide, célébré l'art d'aimer. L'art, peut-être, mais la manière? Les Romains étaient-ils vraiment ces bons vivants éclairés, libres dans leurs murs et dans leurs pensées, comme le laissent imaginer leurs statues de nus au sexe fier, leurs poèmes érotiques, leurs élégies et leur réputation d'heureuse décadence dont sont faits nos clichés? Libérés, les Romains? Epanouis? Dites-le à Paul Veyne, notre grand spécialiste du monde antique. Il s'étrangle de rire. Non, nous explique-t-il, les Romains ne sont pas fidèles à leurs belles images.
C'est même tout le contraire! Chez eux, les rapports entre hommes et femmes, hommes et hommes, hommes et esclaves tenaient davantage de la sexualité de corps de garde. Ce qui n'empêchait pas nos menteurs de Romains d'être chrétiens avant l'heure. Et même puritains. Eloignez les enfants de votre magazine préféré: ce n'est pas vraiment la Rome de leurs livres scolaires...
Ils s'aiment?
Il s'agit non pas d'amour mais de mariage, ce qui est bien plus sérieux. Le mariage est un devoir de citoyen, et il est de bon ton que les époux s'entendent. Dans leur représentation sur les sarcophages, ils se tiennent toujours la main, comme pour suggérer une forme d'égalité. Une formule revient sans cesse dans les textes: «J'ai vécu vingt-cinq ans avec ma femme sine querela, sans avoir eu à me plaindre d'elle.» Cela veut dire qu'elle était fidèle. Les moralistes sévères ajouteraient que le mari doit autant fidélité que la femme. Telle est du moins la morale officielle... Mais nos époux ne sont que deux subtils symboles, deux beaux mensonges...
L'image ne correspond donc pas à la réalité?
Le monde romain est celui de l'esclavage. L'épouse n'est qu'une «petite créature», comme le disait Michel Foucault des gens qu'il dédaignait. On la bat, à l'occasion. Si on la ménage, c'est à cause de sa dot ou de son noble père. L'épouse est là pour faire des enfants et arrondir le patrimoine. Elle n'est qu'un outil du métier de citoyen, un élément de la maison, comme le sont les fils, les affranchis, les clients et, en bas de l'échelle, les esclaves. Sénèque l'écrit: «Si ton esclave, ton affranchi, ta femme ou ton client se met à répliquer, tu te mets en colère.» Et il est admis que le maître... s'envoie toutes ses petites esclaves, et ses petits esclaves. Ils sont là pour cela! On en fait ce qu'on en veut. Garçons et filles. On dépucelle les jeunes filles. Ou l'on choisit les garçons: cela crée moins de difficultés. Mais, attention! si l'on est marié et que l'on ait des bâtards, personne ne doit dire que ces enfants-là sont du maître, bien que tout le monde le sache.
Comment se comportent ceux qui ne sont pas mariés?
Certains préfèrent l'union de second ordre avec une inférieure, une esclave que l'on a affranchie et avec qui on se met en «concubinat». C'est une option parfaitement reconnue. La différence, c'est que les enfants qui en résultent n'héritent pas. Si bien que la grande question est celle-ci: est-ce que j'en reste à mon harem d'esclaves, à mon affranchie favorite, ou est-ce que je me marie, en homme sérieux, pour donner à l'Etat des citoyens de plein droit? Sénèque décrit ainsi celui qui hésite: «Modo vult concubinam amare, modo mulierem» - il veut tantôt avoir une concubine, tantôt une femme; il n'arrive jamais à se décider. Le mariage est donc un acte civique, quasi militaire, les deux aspects étant confondus chez les Romains. Mais il est privé: on ne passe pas devant l'équivalent d'un maire ou d'un curé, on ne signe aucun contrat, sauf un engagement de dot, s'il y en a une. Quant à l'héritage, il est presque totalement libre. On divorce de la même manière: quand on en a envie.
On imagine que la femme, cette petite créature, n'en a pas la possibilité.
Détrompez-vous! Certes, le monde romain est profondément machiste. Mais la femme est plus libre que dans le monde grec, où elle est traitée comme une enfant irresponsable. A Rome, elle divorce quand elle veut. Il arrive ainsi que le mari ne sache même pas s'il est encore marié ou divorcé. Messaline, s'ennuyant près de l'empereur Claude, a divorcé et s'est remariée sans le lui faire savoir! Normalement, il convient d'envoyer une lettre au conjoint pour l'en avertir. Au moins par politesse... Souvent, une femme riche non mariée exerce le «métier» de femme entretenue. Si un homme établit une liaison avec elle, elle est en droit de réclamer une pension. Si elle est veuve, elle administre ses biens elle-même et a toute liberté de rédiger son testament. A Rome, la «chasse à la veuve» était l'un des modes usuels d'amasser une fortune.
Tolère-t-on l'adultère?
Tout dépend des maris. Ceux qui ferment les yeux ne sont pas bien vus. On ne rit pas du cocu; on le blâme, pour son manque de fermeté envers sa femme. Il ne fait ni un bon citoyen ni un bon chef. La mentalité romaine, c'est toujours une histoire de chef. Si l'on surprend son épouse avec un amant, alors, là, tout est permis. Soit on le fait compisser par tous les esclaves et la valetaille, soit, plus radical, on lui inflige le traitement d'Abélard: la castration. En toute légalité.
On idéalise le couple, on considère la femme comme inférieure, mais on lui laisse certaines libertés... Tout cela semble paradoxal.
C'est ainsi. Il ne faut pas chercher la cohérence dans cette morale. Un détail cru, que nous racontent Martial et Sénèque, en montre l'invraisemblable: le jeune époux ne déflore pas sa femme dès la première nuit; il la sodomise. Et cela dans la meilleure société! On se rapproche du monde musulman. La nuit de noces est un viol légal... Dans les campagnes, on pousse la jeune fille dans un coin, on la viole, éventuellement on l'épouse. On va aussi violer en groupes. Les supporters des gladiateurs, par exemple, sèment souvent la terreur. La courtisane du pays en est souvent la victime. «Elle est là pour ça...»
C'est cela, le civisme dont vous parliez, qui se confond avec l'ordre militaire? Etre un vrai chef, même au lit? C'est carrément une idéologie de corps de garde!
Totalement. Rome est une société militariste. De vertu, ils n'en ont pas. D'organisation, non plus. Quand on dit que le système impérial romain est un génie de l'organisation, c'est de la rigolade! Il y avait une guerre civile à chaque changement de règne. Mais les Romains naissaient avec la conviction qu'ils étaient faits pour commander au monde, aux femmes et aux esclaves... Très tôt, les jeunes garçons vont au bordel, encouragés par les pouvoirs publics. Un jour, Caton le Censeur, homme sévère, voit des jeunes garçons entrer dans une maison de tolérance. Il leur dit: «Bravo! C'est mieux que d'aller coucher avec des femmes mariées!» L'important est de ne pas mettre le désordre dans les familles.
Aurait-on raison d'affirmer que la société romaine est débauchée?
[Paul Veyne explose de rire.] C'est à pleurer! Mais non! On imagine l'Antiquité d'après le Satiricon et Fellini. C'est exactement l'inverse! Le monde romain est un monde mahométan avant l'heure! Il est totalement puritain! D'où, justement, le Satiricon: il décrit non pas ce que l'on fait mais ce que l'on ne fait pas, ce que l'on rêve de faire! On en bave, comme un collégien d'aujourd'hui devant un magazine porno. Dans la réalité, il y a une vraie censure des murs. On ne fait l'amour que la nuit, sans allumer de lampes (sinon, dit-on sans y croire, cela souille le soleil). Seuls les libertins le font de jour. L'honnête homme ne voit donc pas son épouse nue, sauf peut-être aux bains... Parfois, la nuit, il peut avoir une chance... Ah! la lune qui pénètre dans la chambre et révèle d'un coup la nudité... C'est le grand cliché des poèmes...
Mais ces statues nues, partout dans les rues, dans les palais...
Elles montrent à quel point l'imaginaire est différent des conduites réelles et du discours officiel. Avec les statues de déesses, les Romains se sont fait de la femme l'idée la plus noble, la plus sensuelle, la plus distinguée qui soit: Junon est une grande dame; Vénus, une splendeur; Diane, une chasseresse indépendante... Et une Vénus nue que l'on peut voir au musée du Capitole, à Rome, montre une ligne du dos si verticale, si noble, qu'on était tenté de la surnommer «la princesse au beau râble». L'imaginaire va loin... Mais il n'a rien à voir avec ce verbiage civique, ces murs d'esclavagistes et ces pratiques de puritains. L'abîme entre le machisme des Romains et leur noble imagination est considérable.
Dans la réalité, les tabous sexuels étaient donc nombreux.
Beaucoup de gestes de l'amour sont absolument vomis (c'est la raison pour laquelle les textes en parlent à satiété), la fellation, notamment, et surtout le cunnilingus, qui déshonore un homme parce qu'il se met au service d'une femme. Il y avait trois horreurs suprêmes pour un Romain: coucher avec sa sur, coucher avec une vestale, se faire sodomiser. Trois choses que l'on a attribuées à des tyrans, comme Néron et Caligula (qui était un dément précoce). Pour les homosexuels, l'important est de sabrer, et de ne pas être sabré. Il faut toujours dominer. Un esclave ne compte pas; il est là pour être consommé. Un homme libre, en revanche, ne doit pas se laisser faire. Il a sa dignité! Ce qui est le plus condamné par un Romain, c'est la mollesse. Si vous êtes trop sensible à la féminité, si vous prêtez votre bouche, vous êtes mou. C'est pire que tout!
Inutile d'évoquer le plaisir féminin...
Le plaisir de la femme, c'est mal. Un texte dit: «Il vaut mieux finalement coucher avec des femmes esclaves ou affranchies, parce que, si tu commences à jouer au jeu de l'adultère mondain avec les femmes du monde, tu es obligé de les faire jouir.» Les termes les plus vifs parlent de femmes dont le ventre est un «puits à plaisir». Avec leur appétit, les femmes détournent les hommes du devoir, dit-on. Le plaisir féminin est un gouffre d'hystérie; le plaisir masculin est une faiblesse dont on ne parle pas. Il ne doit servir qu'à faire des enfants, dans le mariage.
Ils en cachent, des secrets peu reluisants, nos deux Romains sur leur fresque! Une chose manque dans cette histoire crue... On ose à peine prononcer ce mot: l'amour.
Oh! là, là! Pour les Romains, l'amour est un grand danger! La maîtrise de soi militaire impose de ne pas céder à ses sentiments. Un homme qui s'intéresse trop aux femmes n'a aucun contrôle sur lui-même. Il n'est pas un homme. La passion, c'est bon pour les poètes. Dans les romans, on raconte l'histoire de deux amoureux qui connaissent les péripéties les plus invraisemblables: la femme est vendue par des brigands, exilée, mais, au moment où elle va être violée, Jupiter foudroie les méchants... Elle s'en tire et reste vierge. Ils se marieront et vivront heureux. Ce n'est que du roman...
Et puis, brusquement, vers le IIe siècle de notre ère, les Romains se donnent une nouvelle morale...
Oui. C'est un changement mystérieux qui se produit peu avant l'an 200, au temps de Marc Aurèle. Une autre Antiquité commence. Tout se durcit. On se met à interdire les mauvaises murs, alors qu'on en rigolait, jusque-là. Peu à peu s'instaure une très vive hostilité à l'avortement et à son substitut, l'exposition d'enfants, qui était courante et quasi officielle. On stigmatise les veuves qui couchent avec leur régisseur. On sévit à l'encontre de l'homosexualité. Désormais, l'entente dans le mariage, qui n'était que souhaitée, devient un contrat mutuel (mais il ne s'agit toujours pas d'amour). L'adultère du mari est considéré comme aussi grave que celui de la femme (mais on ne le punit pas vraiment, il ne faut pas exagérer!). Les époux doivent être chastes, ne pas trop se caresser, et ne faire l'amour que pour procréer. La sexualité, c'est pour faire des enfants! Les Romains ont inauguré le couple puritain! Ils ont inventé la morale conjugale!
Mais c'est le mariage chrétien que vous décrivez!
Exactement! Le mariage dit «chrétien» est né avant les chrétiens! Ceux-ci se sont contentés d'adopter et de durcir la nouvelle morale païenne, le stoïcisme de Marc Aurèle, en y ajoutant leur propre haine du plaisir. Dire que le christianisme est le fondement de notre morale est donc dépourvu de sens! C'est sous les Romains que celle-ci s'est forgée, pour des raisons que nous ignorons. Mais les murs ne changent que lentement. Paulin de Pella, chrétien de la grande noblesse de Gaule, aura, au Ve siècle, cette phrase admirable: «Dans ma jeunesse, je me suis beaucoup adonné à l'amour, mais, attention! je couchais uniquement avec mes esclaves!» En d'autres termes, je suis resté chaste. Cela en dit long sur l'évolution de la morale.
Survient la décadence de l'Empire. On suppose, après vous avoir écouté, que nos idées sur cette fin sont aussi erronées. Toujours pas d'orgies, de bacchanales?
Bien sûr que non! Au contraire, ça se crispe encore: en l'an 394, un empereur chrétien fait saisir pendant la nuit tous les prostitués mâles des bordels de Rome et ordonne qu'ils soient brûlés en public. La même année flambe la première synagogue. La même année débarque à Carthage un homme chargé de démolir les temples païens. On commence à persécuter les hérétiques et les schismatiques. C'est l'interdiction du paganisme. Les derniers Romains de cette histoire sont vissés par les chrétiens, par les stoïciens, par les platoniciens. Ils n'ont jamais si peu rigolé! Désormais, l'ordre sexuel va régner.
Propos de Paul Veyne, professeur honoraire au Collège de France recueillis par Dominique Simonnet - L'express 2002