plaisir et jouissance
Suite de nos infos du tour du monde.
En plein délire nationaliste, le Président a décidé d'imposer les beautés locales dans les pubs, les défilés... Sous prétexte de protéger la «moitié faible de la société» et de stopper le trafic de femmes, les agences de mannequins sont harcelées, les affiches de «crasseuses» étrangères décrochées. Et Loukachenko n'entend pas s'arrêter au pied des podiums.
Est-ce que vous auriez des visages biélorusses ?», «Nous avons besoin de types bien biélorusses... Vous savez pourquoi.» Dans les agences de mannequins de Minsk, c'est la nouvelle question à la mode. «Moi-même, je serais bien en peine de définir ce qu'est une Biélorusse type», sourit la directrice d'une petite agence de modèles (1). «Mais bon, je vois ce qu'ils veulent dire», confie-t-elle, en feuilletant ses catalogues. La coquine au regard noir, par exemple : «Ce n'est pas la peine, explique la professionnelle. Elle peut bien marcher en France ou ailleurs, mais chez nous, terminé. Elle fait trop occidentale.» De longs cheveux clairs et lisses, des pommettes hautes et un air de poussin tout juste tombé du nid, en revanche : «Oui, elle, je la présente quand on me demande le type biélorusse. Elle passe bien ici.»
La préservation des «filles biélorusses» est la dernière lubie du dictateur national, Alexandre Loukachenko, 50 ans, au pouvoir depuis 1994. Après avoir rêvé de reconstituer une union quasi soviétique avec la Russie, le despote s'est ensuite lancé dans une nouvelle chimère nationaliste : l'objectif est maintenant l'autosuffisance nationale et le rejet des influences perverses de l'Occident.
Sur la route du palais
Dans une des tirades dont il est coutumier, en novembre dernier, le Président s'est ainsi échauffé contre ces «Françaises au visage crasseux» qui le contemplaient du haut de leurs affiches sur la route de son palais. «Nous devons défendre la moitié la plus faible de notre société. La Biélorussie est l'un des quelques Etats au monde qui peuvent être fiers de compter un grand nombre de belles femmes», argumentait un peu plus tard le Président, enjoignant les publicitaires du pays à recourir davantage à ces beautés locales plutôt qu'à des étrangères. La tirade contre les «Françaises au visage crasseux» a fait une victime immédiate, pas très française : Cindy Crawford, qui posait pour une marque de montres suisses sur la route du Président, a été décrochée. «Rien n'interdit encore d'utiliser des mannequins étrangers, soupire le directeur d'une agence de publicité à Minsk. Mais on nous a prévenus qu'un décret est en préparation. Et d'ici là c'est la loi du téléphone qui prévaut : il suffit qu'un fonctionnaire passe un coup de fil, et on enlève ce qui pourrait déplaire au Président.»
Officiellement, l'offensive contre les «crasseuses» poursuit bien sûr un noble but : il s'agirait de donner du travail aux modèles biélorusses pour les dissuader de partir à l'étranger, où elles risquent de tomber dans de mauvaises mains. L'attaque s'est d'ailleurs accompagnée, ces derniers mois, de raids contre les agences, soudain soupçonnées de servir de couverture à la prostitution. Une première agence de mannequins, Zara, installée au siège de l'entreprise pétrolière russe Lukoil et qui de fait, selon plusieurs témoignages, aurait servi à approvisionner les oligarques en jolies femmes, a été fermée. «Des centaines de filles ont été interrogées, raconte un ancien mannequin. Mais aucune n'a avoué !» Prise en flagrant délit de franchissement de frontière avec plusieurs filles et des liasses de dollars non déclarés, la directrice de Zara a été condamnée à deux ans et demi de prison pour «contrebande».
«Il faut comprendre les filles, plaide une autre directrice d'agence, ancien modèle elle-même. Pour un défilé de mode, c'est-à-dire le casting puis deux ou trois séances de répétition où elles doivent arriver impeccables, joliment habillées, maquillées et manucurées, nous payons 20 ou 30 dollars au mieux. Quand un oligarque leur propose un week-end à Moscou, ou une semaine de repos aux Emirats, qui leur permettent de s'offrir ensuite un téléphone, une voiture ou un appartement, la tentation est énorme !» «Le problème est bien réel, confirme Iouri Fedorov, directeur d'un projet de lutte contre le trafic des femmes biélorusses financé par l'ONU et l'Union européenne. Selon nos estimations, près d'un millier de filles biélorusses partent ainsi tous les ans de gré ou de force à l'étranger pour être livrées à la prostitution. Et, de fait, il semble clair que certaines soi-disant agences de modèles à Minsk servaient de couverture à ce trafic.»
Entre des mains agréées
Rien ne dit pourtant que les raids lancés ces derniers mois mènent vraiment à l'arrestation des principaux trafiquants et non plutôt à une réorganisation du marché entre quelques mains agréées. «Même si on fait quelques affichages de plus avec des filles biélorusses, je ne sais pas si cela les aidera beaucoup, objecte un publicitaire. Actuellement, le tarif pour l'utilisation de l'image d'une fille dans toute la Biélorussie, c'est 100 dollars, pas plus. Et tant que tout est fait dans ce pays pour décourager les investissements étrangers, je ne suis pas sûr que ces tarifs augmenteront beaucoup.» Les trafics de femmes sont-ils d'ailleurs possibles sans la complicité des fonctionnaires ? Et peut-on avoir quelques informations sur les enquêtes en cours ? Lorsque l'on pose ces questions à Alexandre Soldatenko, responsable de la lutte contre le commerce des êtres humains à la police biélorusse, l'homme, qui s'efforçait jusqu'alors de se montrer sympathique, explose : «Je le savais ! On vous a commandé cet article ! Vous êtes payée. Vous voulez dire que la Biélorussie est un Etat totalitaire ! Est-ce que vous ne vous promenez pas librement à Minsk ?» Le Français Patrick Bourdon, qui avait tenté d'ouvrir en Biélorussie une succursale de l'agence Metropolitan, pourrait aussi témoigner de l'absurdité des contrôles subis ces derniers mois. A force d'interrogatoires et d'insinuations, il a fini par céder et décidé de fermer son agence, qui avait pourtant déjà décroché quelques contrats en France pour des jeunes femmes biélorusses. «Tous nos mannequins, mon épouse et moi-même avons été interrogés. Rien d'anormal n'a été trouvé, tout était en règle, mais on m'a fait comprendre qu'il fallait mieux que j'arrête», raconte ce petit entrepreneur, installé depuis dix ans en Biélorussie.
«Tout ce qu'il faut ici»
«Lapinette, redresse-toi !», «Toi, tu marches comme un mammouth !», «Et toi là-bas, il faut maigrir !» : bombant le torse parmi ses élèves, ce soir-là une cinquantaine d'apprentis mannequins âgés de 5 à 20 ans, Sacha Varlamov est l'un des rares dans le petit monde de la mode biélorusse que l'on sent heureux de cette «remise en ordre». «Je comprends que notre Président ait envie de voir nos filles dans notre pays. Pourquoi afficher Claudia Schiffer si l'on a tout ce qu'il faut ici ? Grâce aux mesures prises maintenant pour soutenir la mode biélorusse, donnez-nous encore cinq ans, et nous nous mesurerons à Paris !» promet-il. La star de la mode biélorusse, formée sur les podiums de l'époque soviétique, s'est lui-même fait promettre par Loukachenko la direction d'un futur centre de la mode nationale, qui sera situé dans la bibliothèque nationale, en forme de diamant, actuellement en construction à la sortie de Minsk.
Dans ce pays d'Ubu qu'est devenue la Biélorussie de Loukachenko, ce qui arrive aux mannequins n'a rien d'exceptionnel. Depuis le 1er janvier, le combat du Président pour l'identité biélorusse passe aussi par des quotas de 75 % de musique nationale que doivent diffuser toutes les radios du pays. «Nous avions un peu peur que cela soit difficile à tenir et que les auditeurs et annonceurs se détournent de nous, avoue Alexei Nabeïev, directeur musical de la radio FM Unistar BDU, qui a déjà reçu un avertissement pour non respect du quota. Mais grâce à cette mesure les musiciens biélorusses viennent maintenant nous voir et proposent leurs disques. C'est un préjugé de croire que les groupes biélorusses sont moins bons que les autres.» Là encore, la mesure est d'autant plus aberrante qu'au même moment une demi-douzaine de groupes du pays, comme NRM, Palats ou Drum Ecstasy, qui ont eu l'audace de participer à un concert anti-Loukachenko, sont interdits d'antenne. «Il n'y a pas d'ordre écrit, soupire Lavon Volski, le chanteur du groupe NRM. Mais là aussi, c'est le droit du téléphone qui prévaut. Les radios savent qu'elles ne doivent pas nous diffuser si elles ne veulent pas perdre leur licence.» Depuis longtemps déjà, Lavon Volski ne passe plus à la télévision biélorusse, mais quelques concerts sont encore possibles et les ventes de ses disques se sont multipliées par dix depuis l'introduction des nouveaux quotas . «C'est bon pour nous, les gens éteignent la radio et achètent nos disques», se console-t-il, drapé dans une écharpe orange, symbole de la révolution démocratique qui vient de triompher dans l'Ukraine voisine.
Recroquevillée derrière une armoire, qui bloque le dernier réduit de l'Union des écrivains biélorusses, Olga Ipatova, soupire. «Ce à quoi nous assistons, ce n'est pas la sauvegarde, mais l'extermination de la culture biélorusse. Regardez ce qui se passe ici !» dit-elle, montrant l'armoire qui vient d'être expulsée d'une pièce voisine. L'Union des écrivains, qui compte quelque 400 membres, coupables de critiques du Président et de promotion de la langue biélorusse, est en passe d'être définitivement chassée de sa grande maison du centre de Minsk. Dans la ligne de mire également, le Lycée biélorusse, soupçonné de former des esprits trop critiques, de même que l'Université européenne des sciences humaines. Pourquoi, contrairement aux Ukrainiens voisins, les Biélorusses acceptent-ils encore cette très mauvaise farce ? Nouveau soupir de l'écrivaine : «Nous avons une histoire particulièrement difficile. Quatre cents ans sous domination polonaise, deux cents ans d'empire russe... La Deuxième Guerre mondiale, Tchernobyl, qui continue à faire des milliers de morts chez nous tous les ans, puis maintenant Loukachenko. Nous sommes un peuple à bout de souffle.»
(1) Par précaution, plusieurs personnes citées craignant des représailles ne seront pas identifiées.
Lorraine MILLOT Liberation