plaisir et jouissance
Les nouveaux univers des libertin(e)s
Mode sulfureuse, jeune littérature coquine, lieux de rencontre inattendus... l'érotisme revient en force et en charme, après des années de porno triste. Un retour aux sources du libertinage qui nous invite à savourer une sensualité complice et pleine de fantaisie
Eros serait-il de retour? Peut-être est-il trop tôt pour l'annoncer, tant ces années de sexe trash, où de tristes anatomies s'exhibaient dans les rues grises, peinent à se refermer. Qu'importe! Légère, impertinente, hédoniste, une sensualité diffuse réchauffe la morosité automnale. A l'heure où les Galeries Lafayette, à Paris, ouvrent 3 000 mètres carrés consacrés à la lingerie féminine, les défilés de la saison 2004 ornent les corps de guêpières, de mousselines, de dentelles et de porte-jarretelles. Bref, la panoplie de la parfaite libertine du XVIIIe siècle. Sexy, mais cultivée. De la jeune littérature érotique aux DVD postporno, des jeux de société lubrico-ludiques aux leçons d'effeuillage à domicile, la fièvre monte dans les alcôves. Laissons-nous donc griser par ce nouveau souffle libertin qui, du simple marivaudage à l'art de la chambre à coucher, accouple allègrement amour et humour.
Point trop d'enthousiasme cependant, car la tendance s'amorce tout juste. Nous avons tous assisté, ces dernières années, à un étalage de chairs à l'antithèse de toute sensualité. Transgressant les tabous, des auteurs comme Michel Houellebecq, Catherine Millet, Catherine Breillat, Virginie Despentes ou Daniel Karlin ont disséqué la sexualité à travers un regard froid, clinique et désenchanté. La mode et la publicité ont opté pour l'esthétique porno et la télé réalité, en plantant ses caméras dans les chambres du Loft, a excité nos instincts voyeuristes. Enfin, regrette Philippe Brenot, psychiatre, «on a surmédiatisé les pratiques échangistes, alors qu'en réalité elles sont marginales et concernent moins de 1% de la population». Qu'en est-il ressorti? Une vision désincarnée de la sexualité, qui a poussé nombre d'intellectuels, comme Jean-Claude Guillebaud, à dénoncer cette tyrannie du plaisir.
Car, à trop parler de sexe, peut-être a-t-on occulté l'essentiel: le désir, ce mystérieux frisson qui parcourt l'échine et réveille les fantasmes enfouis. Comment, alors, rallumer la flamme? Des cinéastes s'interrogent. Loin de Baise-moi, de Virginie Despentes (2000), les trois succès français de l'année 2003 sont des vaudevilles au romantisme acide. Marc Esposito ausculte les palpitations du Cur des hommes; Michel Blanc nous conseille: Embrassez qui vous voudrez; et Didier Bourdon tente de réveiller la libido de sa femme (Catherine Frot) après Sept Ans de mariage. Le public accourt: à eux trois, ces films comptabilisent près de 5 millions d'entrées.
Il semble donc que l'heure soit au batifolage. En France, les 13 millions de célibataires l'ont bien compris, qui ne cessent de badiner avec l'amour. Oublié le speed dating, zapping sentimental déjà dépassé. Dans les bars branchés de Manhattan et de Londres, les quiet parties, ou soirées silencieuses, font fureur. Il est interdit de parler: on ne communique que par écrit, avec Post-it et crayon. Retour du billet doux, cher au marivaudage? Il faut le croire. Ici, comme lors des jeudis drague du Lafayette Gourmet, baptisés «dating market», nulle obligation de résultat: on flirte ou non; on couche ou non. Le champ du désir reste ouvert.
Dans une société où prime l'ascension sociale, l'horizontal commence aussi à prendre sa revanche. Avec la mode du lounge, les restaurants invitent à s'étaler langoureusement, à la romaine, sur des sofas et des méridiennes. Les lits deviennent king size et même les salles obscures, désormais, militent pour le rapprochement des corps. Le MK 2 Bibliothèque, à Paris, a inventé le «fauteuil pour deux», dessiné par le designer Martin Szekely, histoire de se peloter gentiment dans une obscurité bienveillante. «Nous étions dans des valeurs masculines et guerrières, constate Vincent Grégoire, du bureau de style Nelly Rodi. Aujourd'hui, on a envie de féminité, de douceur et de légèreté.»
Aux nombreux couples complexés qui se pressent dans son cabinet André Corman conseille de «dédramatiser le sexe, qui n'est pas une compétition». Pour ce sexologue, «le fantasme vient du mot fantaisie. L'érotisme, c'est d'abord du jeu. Alors amusons-nous»! Trente ans après la libération sexuelle des années 1970, une révolution sensuelle commence donc à s'opérer dans le secret des alcôves. Les héroïnes de la série télé Sex and the City furent les premières à insuffler une gaieté licencieuse dans notre vie quotidienne. Désormais, plusieurs créatrices leur emboîtent le pas. Chez Dior Joaillerie, Victoire de Castellane a dessiné des bijoux aux noms suggestifs et ironiques: une bague Alors heureuse, des colliers Provocante et Nuit blanche, avec des nuds très sages pour le début de soirée, puis défaits en une amorce de strip-tease chic.
Plus torride encore, mais loin des sex-shops de la rue Saint-Denis, Rykiel Woman apporte une touche d'élégance aux plaisirs féminins. Dans cette boutique-boudoir pour Eve séductrices, les godemichés, rebaptisés «sex toys», côtoient la lingerie fine en crépon de soie, les liseuses en fourrure et les peignoirs en pashmina. A 87 , le Lapin, pénis rose bonbon gros à faire rougir, vu dans Sex and the City, est le best-seller incontesté et on se l'arrache depuis des mois. Parfois dessinés par des stars du design (Tom Dixon, Marc Newson...), ces gadgets érotiques ne sont pas les auxiliaires glauques d'une misère sexuelle, mais les symboles d'une libido joyeuse et épanouie. Et se glissent sans complexe dans le sac à main des fashion victims, entre le gloss et le portefeuille.
Pour celles (et ceux) qui voudraient rallumer le désir dans leur couple, Violeta Carpentier a ouvert, en janvier 2003, Art Strip, une école de l'effeuillage à domicile. «Nos clientes ont de 20 à 45 ans, et elles veulent offrir un cadeau original à leur compagnon, pour leur nuit de noces ou pour raviver l'étincelle. On leur apprend à se déshabiller sur une chorégraphie simple, en général sur la musique de Neuf Semaines et demie, l'air le plus demandé. On montre comment dégrafer son soutien-gorge d'une seule main ou enlever son string sans l'accrocher aux talons aiguilles. C'est sensuel et ludique.»
Pourquoi ce besoin actuel de théâtraliser l'intime? «Une femme a 25 fois moins de testostérone, l'hormone du désir, qu'un homme, explique Pierre Langis, professeur de psychologie de la sexualité au Québec. Son appétit sexuel est moins biologique, mais plus émotionnel, plus esthétique et plus créatif.» Aujourd'hui, ce sont les femmes qui entraînent les hommes dans cette quête du plaisir. Les couples recherchent des sensations nouvelles et une culture de l'érotisme, jusque-là réservée à une élite esthète.
Car l'art de la chambre à coucher, cela s'apprend. Véronique J., créatrice d'une école de séduction à Paris, a dû intégrer, depuis deux ans, des cours de sexualité à ses stages. «Je vois arriver des trentenaires qui ne savent pas caresser une femme!» se désole-t-elle. Des guides pour une sexualité épanouie au Bistro Sexo, d'Hélène Lechevalier (une psychanalyste tantrique qui organise des réunions d'information sur le sujet une fois par mois, à Paris), de plus en plus de spécialistes tentent de combler ce manque. Dans un pays où il n'existe pas d'ars erotica, selon le philosophe Michel Foucault, dans son Histoire de la sexualité (Gallimard), mais seulement une scientia sexualis, l'érotisme est à inventer.
Des artistes s'y attellent. Et défrichent cette Zone érogène, du nom d'un groupe multimédia qui défend une esthétique post-porno. «Le sexe a été laissé aux mains des pornographes et des médecins, constate Gilles Verdiani, 37 ans, vidéaste et l'un des cofondateurs du groupe, avec Nils Thornander. Il est temps que l'artiste érotise le monde.» Entre cinéma et art contemporain, «nos films sont des invites, par le son et l'image, à aller faire l'amour.» Nathalie Rykiel, de son côté, proposera, à Noël, un coffret de DVD érotiques: «Des films libertins du début du siècle, muets et en noir et blanc, mais complètement hot», promet-elle. André Corman le résume joliment: «Une sexualité sans érotisme, c'est de la gymnastique. Avec, c'est une chorégraphie.» Votre chambre à coucher ne sera plus jamais la même.
par Dalila Kerchouche, Léa Delpont- L'express