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Mardi 15 février 2 15 /02 /Fév 00:00

Jamais on n'a tant parlé de sexualité.

 

De livre témoignage en affiche de pub, de film à sensation en programme porno à la télé, nous sommes tous rappelés à l'ordre: nous avons, vous avez, ils ont un sexe! Ou plutôt «j'ai» un sexe. Car, au-delà des quelques films magnifiques qui, de Patrice Chéreau à Stanley Kubrick, célèbrent les chassés-croisés du désir, les passions de la possession et autres effroyables bonheurs de l'amour charnel, c'est plutôt à la première personne du singulier que se conjugue aujourd'hui, publiquement, la sexualité. On se laisse filmer tout nu sur Internet et on s'offre un strip-tease en librairie. Christine Angot raconte son inceste; Raffaëla Anderson, son porno; Nelly Arcan, sa vie de putain; Loana, son Loft et ses aventures de danseuse aux seins nus; Catherine Millet, ses ébats de partouzeuse appliquée. Toutes ces femmes, qui se donnent à voir ne retiennent pas seulement les regards du voyeuriste. Elles constituent ensemble, Angot avec sa rage, Millet avec son goût de la «performance» et sa sincérité d'entomologiste, les morceaux manquants d'un puzzle inachevé: l'histoire inédite de la sexualité du monde. Elles ne disent pas: c'est bien, ou c'est mal. Elles clament: j'existe. Comme s'il n'y avait plus d'enjeu collectif que celui-ci: le retour du refoulé via une addition d'ego.

 

Il n'est pas indifférent que ces crieuses publiques des aléas du sexe soient des femmes, dont la tradition culturelle a longtemps fait de muets objets du désir plus que des sujets. Chacune à sa façon, inégalement, est intéressante. Comme le sont les personnalités interrogées par Jérôme Clément dans Les Femmes et l'amour (Stock). Mais on a envie de dire: et après?

 

Après? Où en est-on, trente ans après les slogans assoiffés - «Jouir sans entraves» - et les conquêtes gourmandes de libertés sexuelles? Chacun peut aujourd'hui vivre sa vie comme il l'entend, entre adultes consentants, selon ses désirs, sa philosophie, son tempérament, ses convictions. On pourrait s'en réjouir. Et pourtant, il y a comme un flottement, quand le droit au plaisir vient contredire le droit au respect. Drôle de société, qui célèbre la fin des interdits tout en exigeant des garde-fous, en réclamant qu'on pénalise le harcèlement sexuel entre collègues, qu'on réprime les propos homophobes, qu'on traque le porno chic dans les pubs, qu'on interdise certains films aux moins de 18 ans (depuis le scandale Baise-moi), et qui se demande gravement si les poursuites judiciaires contre les pédophiles ne cachent pas un retour de l'ordre moral.

 

Avons-nous troqué l'asphyxie d'antan contre la confusion, la culpabilité contre le vertige, la sensualité contrainte contre la perte de sens, comme le suggèrent Jean-Claude Guillebaud ou Pascal Bruckner? Ex-frustrés de la transgression, sommes-nous devenus des consommateurs autistes, incapables d'aimer, comme l'indique le long ricanement tragique poussé par Michel Houellebecq dans Plateforme (Flammarion)? «Le but majoritaire de la quête sexuelle n'est pas le plaisir, mais la gratification narcissique», écrit-il. L'idéologie de la libération sexuelle n'a pas fait entrer la société dans la «félicité des sens», affirme, de son côté, le sociologue Paul Yonnet, qui, dans la revue Le Débat, dénonce le «puritanisme moderne». Dans un ouvrage subtil et perplexe, Christian Authier brosse un tableau très complet du Nouvel Ordre sexuel (Bartillat) et en tire cette conclusion désenchantée: «Nous voilà vaguement indifférenciés, transformés en forteresses solitaires, enfermés dans un narcissisme sans avenir, péniblement englués dans une somme de devoirs et d'interdits contradictoires, condamnés à lire ou regarder les vies sexuelles de X ou Y, confrontés à des corps phobiques et toujours moins performants ou séduisants que l'ordre le voudrait.»

 

 

Très loin de ces grandes phrases, la majorité des Français reçoit sans ciller les seins de Loana ou les considérations sur la longueur du sexe de Rocco Siffredi (filmé par Catherine Breillat) en direct sur leur écran de télé, à l'heure de la soupe. La sociologue Janine Mossuz-Lavau est allée à leur rencontre. Directrice de recherche au Centre d'étude de la vie politique française, elle s'était penchée dans un précédent ouvrage (Les Lois de l'amour, Payot) sur ce qu'elle appelle les «40 glorieuses de la libération sexuelle»: un déverrouillage juridique dont elle a voulu étudier la traduction sur le terrain. Deux enquêtes quantitatives avaient été réalisées en France, à trente ans d'intervalle, celle du Pr Simon, en 1972, et celle de l'Inserm, en 1993. Janine Mossuz-Lavau, à partir d'un échantillon représentatif de la population française de 17 à 72 ans, a réalisé la première enquête qualitative sur la question. Elle la publie le 4 mars, aux éditions de La Martinière, et en donne à L'Express, en exclusivité, les principaux enseignements: à l'entendre, il se cultive en France un art d'aimer à la fois grave et léger, tendre et exigeant. Un hédonisme tranquille.

 

L'Express 28/02/2002 Jacqueline Remy

 

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