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Jeudi 3 mars 4 03 /03 /Mars 00:00

Discussion sage sur l'amour et l'art d'aimer aujourd'hui

Comment nous inscrivons-nous dans cette aventure? Comment concilions-nous les trois ingrédients de l'amour: le mariage, le plaisir, le sentiment? Aujourd'hui, nous voulons les trois. Tout. Tout de suite. Notre ambition est immense. Notre désillusion aussi: solitudes, familles décomposées, adolescents déboussolés... Voilà la vérité qui nous encombre: l'amour n'est pas plus facile à vivre dans la liberté que dans la contrainte; nos ancêtres n'étaient peut-être pas moins heureux que nous feignons de l'être. Nous voilà seuls devant le gouffre de nos propres choix, explique ici la romancière Alice Ferney, en conclusion à notre série. Fin (provisoire) de notre histoire. A chacun d'inventer la suite, dans l'intimité


Essayons quand même l'analyse, en faisant appel cette fois à votre sensibilité de femme et d'écrivain. Comment concilie-t-on aujourd'hui les trois ingrédients de l'amour: le mariage, la sexualité, le sentiment?
Le mariage et la sexualité ont longtemps été sous contrôle, seul le sentiment était libre: on pouvait obliger l'individu à vivre avec quelqu'un, à coucher avec quelqu'un, on n'a jamais pu l'obliger à aimer… Le plus frappant aujourd'hui, c'est l'éclatement des formes d'amour, la disparition de la norme: chacun a pris le gouvernement de sa vie sentimentale, ce qui est unique dans l'Histoire (même dans les années 1970, Pascal Bruckner l'a raconté, la révolution sexuelle exerçait une contrainte). Désormais, et malgré les risques du sida, la sexualité est débarrassée de l'emprise de l'Eglise, séparée de la procréation grâce au progrès médical, déculpabilisée par la psychanalyse, et même exaltée, puisque c'est l'absence de désir qui est culpabilisée. Quant au mariage, fondé sur l'amour, il échappe lui aussi aux stratégies religieuses ou familiales, et le divorce n'est plus honteux. La modernité, c'est cette immense liberté: «Je ne veux pas d'enfants; je veux vivre sans me marier; je veux me séparer de toi…» On dirait que l'ordre social castrateur, qui a régné pendant de longs siècles en Occident, est mort. Mais faut-il le croire? Notre société cacherait-elle sa norme? Les trois champs de l'amour sont-ils vraiment libérés?

Ce que l'on cherche avidement, c'est à les réconcilier: on veut un vrai amour, qui dure, avec le plaisir à la clef.
Oui. Le rêve d'aujourd'hui reste celui du couple amoureux, fidèle, et désirant. Notre époque se caractérise par une extrême exigence: nous voulons le bonheur à tout prix. Autrefois, la cellule économique de base était la famille, à laquelle on assujettissait son destin. Aujourd'hui, l'unité de base, c'est l'individu, qui ne sacrifie plus son bonheur à l'entité familiale. La psychanalyse a affirmé qu'il valait mieux un divorce qu'une mésentente au sein de la famille. La dernière limite est ainsi tombée. Mais, Mona Ozouf l'a noté, le revers de la liberté n'est rien de moins que la difficulté d'être et l'impossibilité de trouver hors de soi-même la raison d'un échec amoureux. Cette liberté nouvelle est difficile à vivre, car elle suppose le choix, l'engagement, la responsabilité.

On se résigne alors à ce que l'amour ne dure qu'un temps.
Je ne partage pas le défaitisme du moment. Certes, 50% des ménages parisiens divorcent au bout de trois ans. Mais 50% qui le pouvaient ne le font pas. Et les couples qui subsistent durent beaucoup plus longtemps que ceux d'autrefois: on se marie vers 26 ans, on meurt vers 80 ans. Nombre de personnes réussissent donc cette aventure incroyable, l'exploit d'une longue vie commune. La morale conjugale dépend aussi du contexte économique et démographique. Au XVIIe siècle, Jacques Solé le remarquait, «la mort faisait office de divorce». Au XIXe, rappelait Alain Corbin, les femmes étaient enfermées, ce qui garantissait mieux leur vertu et la stabilité du mariage. Aujourd'hui, les femmes travaillent, font des rencontres, elles sont autonomes et ont les moyens de se séparer de leur conjoint. Restent les enfants que l'on met au monde, envers lesquels on a une responsabilité…

C'est donc le libéralisme sentimental, la grande dérégulation de l'amour. On se demande même si ce mot a encore un sens...
«Nous nous heurtons à la définition de l'amour», a constaté Jean Courtin, au début de cette série d'entretiens, le même mot indiquant l'attirance, l'instinct, ou l'attachement… J'aime l'idée que l'amour est une force cosmique, comme la gravitation: une attraction qui nous pousse vers l'autre. Newton cherchait d'ailleurs une loi de l'amour, il pensait que les planètes comme les êtres s'attiraient, «s'aimaient». Teilhard de Chardin estimait que le christianisme aurait mieux fait de tenter de comprendre cette force mystérieuse plutôt que de tout faire pour la canaliser, en vain. Ce mystère n'a pas été élucidé. Comment cette force s'exprime-t-elle en nous? Peut-on la commander? La faire durer ou cesser? Les neurobiologistes nous le disent: nous portons en nous la capacité de marcher, de parler, de raisonner... La force d'amour n'est-elle pas une faculté innée? Mais elle a une spécificité étonnante: elle relève aussi de notre choix.

Le modèle du grand amour n'est pas mort. Même s'ils ne l'avouent pas toujours, beaucoup de jeunes sont à sa recherche. Et désespèrent de le trouver.
Faut-il attendre la fameuse rencontre, la révélation: «C'est elle!», «C'est lui!»? Je ne partage pas cette vision. La théorie platonicienne de l'autre moitié (nous serions tous des êtres coupés en deux en quête de notre autre moitié) ne me convainc pas. Je crois que nous fabriquons à deux une moitié respective: «Je décide que c'est elle», «Je décide que c'est lui».

Vous parlez de l'amour comme d'une construction, d'un travail à accomplir.
Je le pense profondément: aimer, c'est un travail! Comme celles de la gravitation, les lois de l'amour ne peuvent pas être changées. Un verre tombe, il se casse... Vous tombez amoureux, vous êtes attiré par l'autre... Mais ces forces peuvent être utilisées à notre avantage. Malgré la gravitation, qui ne cesse jamais, on fait voler des avions et décoller des fusées. L'amour, c'est la même chose: malgré le désir qui se transforme, on peut faire durer un amour. Il faut vouloir aimer. Aimer, c'est aussi une décision. L'un des personnages de mon livre La Conversation amoureuse a cette phrase: «L'amour, c'est ce qui existe entre deux individus capables de vivre ensemble sans se tuer.» Sans se tuer symboliquement, en tout cas. Car la vie commune n'est pas plus facile à vivre que la solitude. Dans nombre de couples, le rapport de force tue véritablement la personnalité de l'un ou de l'autre. Quand vous réduisez à zéro «l'espace des possibles» de quelqu'un, c'est un meurtre symbolique. C'est ce respect de l'autre qui est un travail.

Dans La Conversation amoureuse, vous décrivez justement différentes configurations de couples d'aujourd'hui: fidèles ou infidèles, heureux ou résignés, avec ou sans enfants... Même quand on y travaille, le bonheur n'est pas toujours au rendez-vous.
Je me posais la question: est-ce qu'aimer rend heureux? Notre société feint de croire que l'on peut obtenir ce que l'on veut sans efforts, que l'on peut écrire un grand livre au fil de la plume, gagner une coupe de tennis parce que l'on a simplement du génie… On dissimule les heures d'efforts et de souffrances nécessaires pour en arriver là. C'est la même chose pour l'amour. Il ne se vit pas sans efforts. Et puis, on a tort de tout attendre de lui. Il me semble qu'une grande part du bonheur ne vient pas de l'amour.

Cette idée de «construire» son amour peut se révéler dangereuse. Souvent, on se trompe en s'engageant, on plaque sur une personne l'image idéale que l'on a dans la tête, on bâtit une illusion.
C'est en effet un danger. Car c'est toujours un (e) inconnu (e) que l'on rencontre. Rappelez-vous la phrase de Thomas Mann: «Nul homme se connaissant lui-même ne reste celui qu'il était.» Nous sommes perpétuellement en changement, physiquement, spirituellement. Sans compter qu'il n'est pas anodin de vivre avec quelqu'un: l'autre vous change aussi, et vous le changez. S'il fait de vous quelqu'un qui ne vous plaît pas, cela peut être une raison de le rejeter. En fait, quand on se place au bout de notre histoire de l'amour, on a le sentiment de vivre une période de transition: les notions de devoir, de péché, d'emprise sociale, de morale sexuelle ont été dissoutes par la libéralisation des mœurs. Nous devons maintenant trouver en nous de nouveaux moyens pour contrôler cette force amoureuse. Nous sommes devenus les seuls maîtres de la durée.

Pas simple... La révolution sexuelle est terminée, mais nous vivons toujours dans la sollicitation envahissante du désir. On peut se demander s'il n'y a pas deux approches de l'amour et de la sexualité, la masculine et la féminine, assez incompatibles.
«On ne naît pas femme, on le devient», disait Simone de Beauvoir, qui prétendait que le sexe n'était qu'une création sociale. Elle a été infirmée par la science. On sait désormais que la chimie amoureuse est différente selon les sexes. Les femmes juxtaposent naturellement la sexualité et l'amour. Les hommes les dissocient. Certes, il y a aussi une petite poignée d'hommes féminins et de femmes masculines. Le fantasme de quelques écrivains femmes masculines («Regardez comme je considère le sexe sans censure») ne représentent pas le rêve de toutes, contrairement à ce que l'on veut nous faire croire. La majorité des femmes veulent la durée, un vrai sentiment vivant qui donne un sens à leur existence.

Les hommes veulent d'abord du plaisir, les femmes, un mari?
Et alors? Rejeter toute convention par principe est une forme de convention. On sait que le désir évolue différemment chez les hommes et les femmes: il est plus fort chez les adolescents garçons que chez les filles. Si celles-ci ont des relations sexuelles, c'est aussi parce qu'elles sont soumises à la pression sociale et à l'insistance des garçons.

Les adolescents sont plongés dans un discours qui exalte le plaisir «tout, et tout de suite». Ce n'est pas vraiment favorable à un «travail» sur la durée.
Il faudrait les éduquer à la distanciation par rapport à ce discours ambiant, leur apprendre à distinguer ce qui est marginal de ce qui est essentiel. Une littérature du désenchantement amoureux, issue de la libération sexuelle, prétend banaliser la sexualité. C'est ridicule! Se mettre nu devant un autre, offrir son corps, n'est pas anodin. On ne couche pas comme on va au cinéma. L'acte sexuel vous engage, vous et l'autre, et garde un caractère sacré. La sexualité ne sera jamais banale!

La volonté, c'est une jolie chose. Mais nous sommes aussi faits de vieux morceaux de cultures, d'anciens tabous, de mythes antiques qui, inconsciemment, nous tirent en arrière.
Bien sûr, les déterminismes familiaux, psychologiques, historiques, sociaux, culturels sont pesants. Mais jusqu'à quel point est-on responsable de soi-même? La déresponsabilisation est l'un des traits de notre époque: c'est la faute de notre petite enfance, de la chimie, de la morphologie… Malgré tout, il y a toujours une petite part sur laquelle nous pouvons agir. Au lieu d'aller vers la défaite, nous pouvons aller vers le soleil.

Nous voulons des guerres sans morts. Et des amours sans blessures.
Oui. Un seul objet nous manque, et nous en sommes contrariés. Nous vivons dans l'idée de l'amour zéro défaut, du mariage sans échec. Autrefois, on acceptait plus facilement l'effort, la souffrance, la défaite. Chaque génération trouve un état du monde différent, un champ des possibles limité, et son lot de malheurs. La liberté, c'est difficile. Il faut oser déplaire, oser dire non, oser ne pas connaître, oser surmonter sa peur des autres, peur terrible qui vous entraîne vers le conformisme. Les loups crient, vous criez... Les loups dorment, vous dormez… Celui qui aime est comme un funambule sur un fil: l'entreprise paraît impossible, et pourtant, un jour, l'équilibre vient. Toute la vie, il faut apprendre à vivre, et à mourir. Apprenons aussi à aimer.

Alice Ferney
Romancière, auteur de La Conversation amoureuse

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