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Samedi 17 novembre 6 17 /11 /Nov 19:33
Deux points de vue sur un sujet de philo du bac S 2007.

Première proposition:

I - INTRODUCTION.

Si le désir est seulement un produit de l’univers matériel, comment expliquer que, si souvent, nous ayons connu ou que nous connaissions à cause du désir la frustration, l’insatisfaction, le manque, etc. ? Mais à côté de cela, nous avons connu et nous connaissons de fortes expérience d’harmonie entre nos désirs et la réalité. Alors le désir peut-il se satisfaire de la réalité ? On peut comprendre cette question en deux sens : soit on peut comprendre qu’il faut se demander si le désir peut accepter la réalité telle qu’elle est, soit qu’il faut se demander si le désir peut grâce à la réalité être comblé. Mais faut-il aussi supposer que tous nos désirs insatisfaits sont cause de souffrance ? N’y a-t-il pas dans le désir une force qui jouit d’elle-même dès lors qu’elle est libre de croître même si en même temps elle demeure insatisfaite ?

II - ACCEPTER LA REALITE, EST-CE RENONCER AU DESIR ?

a) - Ni ce que je voudrais ni ce qui est mais ce qui devrait être.

La question "le désir peut-il se satisfaire de la réalité ?" suppose soit d’accepter ce qui est soit de soumettre ce qui est à ce que nous désirons. Mais peut-être faut-il mettre en cause une telle alternative qui néglige un point de vue moral. Notre dignité humaine n’est-elle pas notre liberté ? or celle-ci n’est-elle pas davantage assuré quand nous nous sentons obligés par ce qui devrait être plutôt que par ce qui est ou ce que nous désirerions personnellement. La morale nous demande de renoncer à certains de nos désirs mais elle exige aussi que nous ne soyons pas satisfait de la réalité telle qu’elle est. Mais la morale qui nous invite à agir si notre action est universalisable est-elle réaliste ? Une volonté morale n’est-elle pas après tout une forme de désir même s’il s’agit d’un désir rationnel ?

b) - Faut-il renoncer à un désir ou faut-il s’en détacher pour être satisfait de la réalité ?

Comment suivre un désir rationnel ? Comment ne pas suivre des désirs contraires au désir rationnel ? Pour l’emporter sur un désir il faut lui opposer un désir plus fort. Par exemple, on peut contrecarrer la haine par la peur, la colère par la tristesse, etc. Mais comment développer des désirs rationnels qui seraient assurément plus fort que les autres désirs ? Si nous entretenons seulement des rapports de force entre nos désirs, ne faut-il pas reconnaître que nous sommes le jouet du désir ? La morale dès lors n’est-elle pas relative ? La réalité matérielle nous déterminerait et notre désir rationnel serait toujours fragilisé. Mais pourquoi faudrait-il vivre un lutte intestine entre nos désirs pour être libre ? Si le désir est le fruit de processus de la réalité, ne faudrait-il pas participer à ce processus pour qu’il accélère et se clarifie de lui-même au profit du désir rationnel ? Au lieu de lutter, il nous faut comprendre et observer. Renoncer à un désir en lui opposant un autre désir est une méthode honorable dans la mesure où toute éducation morale repose sur un conflit où les désirs des éducateurs s’opposent aux désirs contraires de l’éduqué. Une bonne éducation réussit à intérioriser une force éducative rationnelle et morale au sein de l’esprit de l’éduqué. Sans cette éducation, le désir rationnel qui intègre dans un individu un sens de l’universel aurait peu de chance d’émerger. Les thérapies psychologiques ont pour mission la plupart du temps de redresser cette force intérieure pervertie. De ce point de vue la morale reste relative mais elle est aussi une condition nécessaire pour ensuite entreprende une approche compréhensive et auto-observationnelle de l’esprit. Dans cette approche les processus du désir qui comprennent des jeu de forces sont laissés à eux-mêmes et on découvre un point de vue d’où on s’en détache sans qu’il soient subis puisque ce détachement est compréhensif. Ce détachement nous découvre alors que les problèmes que nous posaient les désirs venaient du fait que nous vivions notre individualité en lutte contre les forces de la réalité. Ce détachement nous découvre une harmonie jusque là inaperçue entre notre individualité et la réalité dans son universalité : nos désirs sont une expression individualisée des forces de la nature.

III - VIVRE TRANQUILLE DANS L’ESPACE FICTIF DU DESIR.

a) - La différence entre le désir humain et les désirs pulsionnels animaux.

Cependant si notre désir est l’individualisation des forces de la nature, qu’est-ce qui différencie le désir humain et le désir animal ? Pourquoi les animaux semblent-ils avoir des désirs plus facilement satisfaits que les nôtres ? Les Epicuriens peuvent nous donner des indications utiles pour mieux comprendre ces faits. Selon eux aussi, il existe un état d’esprit sans trouble parce que détaché des désirs et des craintes. Cet état d’ataraxie calme et serein quelles que soient les circonstances est selon eux aussi un état de compréhension et d’auto-observation puisqu’ils insistent sur la vigilance et la réflexion. Ils distinguent du point de vue réflexif trois types de désirs. Les désirs naturels et nécessaires sont ceux qui concernent les besoins corporels tels que boire, manger, dormir. On remarquera que ces désirs naturels et nécessaires semblent exactement les désirs des animaux. Cependant il convient de remarquer qu’Epicure ne parle pas vraiment de besoin vitaux quand il parle de désirs naturels et nécessaires puiqu’il y adjoint parmi eux le désir de philosopher. Nous savons que le désir de philosopher est ressenti très rarement comme un besoin vital. Dans le cas de l’être humain le terme de besoin semble inapproprié dès lors qu’il peut ne pas philosopher, qu’il peut entreprendre de jeûner, de ne plus dormir, etc. Le besoin chez les animaux est ressenti comme tel à cause des instincts spécifiques qui régulent leur comportement. Un lapin sait instinctivement la nourriture qui lui convient, l’être humain a un régime alimentaire lié à sa culture familiale, ethnique et religieuse. D’ailleurs, il devrait même réfléchir au régime alimentaire qui lui serait le plus profitable pour sa santé car sa culture est peut-être déficiente sur ce point. L’être humain faute d’instinct a un désir polymorphe. La pulsion d’appropriation animale d’un territoire faute d’intinct régulateur peut se transformerchez l’homme en un désir d’enrichissement infini et donc par définition insatisfaisable. La pulsion de domination favorable à la sélection animale régulé par des instincts de soumission et de respect des dominés se tranforme en un désir de gloire qui n’a aucun sens évolutif puisqu’il peut génèrer la haine concurrentielle, l’exploitation spirituelle, la guerre, etc. Enfin la pulsion animale sexuelle au service de la reproduction sans les instincts peut se transformer en désirs sentimentalo-sexuels où la possessivité voudrait réduire le partenaire à un objet désirable en ce qu’il désire nos désirs. Les pulsions animales régulées par des instincts se transforme chez l’homme en des désirs vains ou bestiaux en ce que la réalité ne pourra pas les satisfaire . On ne peut pas posséder la réalité. On ne peut pas dominer les autres sans craintes. On ne peut faire que l’autre désire ce que l’on désire. Le plaisir en repos, l’ataraxie selon les épicuriens ne pourra germer que si nous sommes libres des désirs vains. La compréhension réflexive et l’auto-observation du désir conduira certainement à rompre avec ces désirs vains.

b) - Réflexion et imagination. Le réel, la fiction et le désir.

Toutefois la réflexion au service et en vue de l’auto-observation de soi-même est-elle suffisante pour parvenir à un authentique réalisme dans la recherche de satisfaction de nos désirs ? Les moeurs de notre temps ne nous offrent pas une morale qui aurait mis en nous de quoi ne pas nous soumettre à l’attrait des désirs vains. L’expérience de l’échec ou des souffrances et revers qui accompagnent tout succès relatif dans la quête de ces désirs vains peut peu à peu donner à notre désir rationnel de plus en plus de puissance à travers une auto-observation constante de soi-même. Mais cette méthode qui est celle que prônent parfois certaines expressions de la philosophie du tantrisme ou que de manière inavouée révèle l’idée chrétienne que les plus grands pécheurs font les plus grands saints, est-elle satisfaisante ? Le désir de gloire quand il implique la violence peut-il être expérimenté dès lors qu’il sera nuisible à autrui ? A vrai dire l’histoire montre que cela a été le cas qu’on le veuille ou non. Mais à notre époque, l’humanité peut-elle risquer son destin en menant des guerres ? Une autre méthode peut être mise en avant entre les faiblesses de la réflexion et les risques majeures de l’expérience en vue de se libérer des désirs vains et de trouver une satisfaction des désirs. Il s’agit de l’imagination. Les penseurs néo-cartésiens l’ont dénoncé comme la folle du logis par qui l’ignorance règne et par qui nos cultures elles-mêmes deviennent malades en promouvant dans leurs éducations des désirs vains. L’imagination peut en effet nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Mais ce jugement nous fait manquer la force du rêve pour nous libérer éventuellement de nos désirs vains. Aristote dans sa défense des artistes contre Platon insistaient déjà sur la puissance cathartique de la fiction. L’imagination quand elle ne déforme pas la réalité est indispensable pour l’appréhender autrement et la transformer. Descartes ne fait-il pas appel à l’imagination losqu’il mène son doute radical en vue de fonder sa méthode pour devenir comme maître et possesseur de la nature ? La réflexion sans l’aide de l’imagination et la fiction n’est-elle pas vide ? Une théorie mentale même rationnelle n’est-elle pas toujours une conjecture c’est-à-dire une forme de fiction qui se veut réaliste dans la mesure où elle ne peut être qu’une représentation partielle de la réalité ? Si on aperçoit le rôle de l’imagination, on s’aperçoit que l’énergie pulsionnelle peut se déplacer, se métamorphoser, se sublimer comme le disent les psychanalystes. Françoise Dolto insiste sur cette composante dans l’éducation des enfants : les parents souvent refuse vertement le désir de leur enfant ou ils s’en débarasse en le satisfaisant. Pour elles ces deux attitudes tue l’imagination des enfants qui seule leur donnera la force intérieure de déplacer leur propre énergie de désirer. Aujourd’hui souvent l’ataraxie ou le détachement vis-à-vis du désir semble comme un conte pour de nombreux occidentaux car ils y voient un renoncement au désir. Faute d’imagination, ils ne comprennent pas que le désir d’être libre des désirs peut absorber l’énergie de tous les autres désirs et les modeler éventuellement à sa convenance. La maladie du désir humain qui ne semble pas pouvoir se satisfaire du réel offre lorsqu’elle est comprise le remède qui permettra d’en sortir. L’imagination a perverti les pulsions animales en un culture bestiale des désirs vains mais elle peut si elle se retrouve en l’individu libérer l’individu de cette perversion culturelle qui fait apparaître les désirs comme inexorablement liés à des craintes et des souffrances même s’ils offrent des plaisirs passagers.

IV - INSATISFACTION CREATRICE. EROS ET PULSION.

a) - Eros et epitumia à la suite de Platon.

Si on aperçoit la dimension positive de l’imagination, on ne peut adhérer complétement à la typologie épicurienne du désir. Platon propose une distinction qui pourrait enrichir notre approche du sujet. Il distingue en effet les appétits et Eros. Les appétits (épitumia en grec) qui pourraient se contenter d’être des désirs naturels deviendraient souvent des désirs vains à cause de cet Eros. Eros dans la mythologie grecque est un Demi-Dieu fils de Richesse (Poros) et de pauvreté (Pénia). Il se retrouve dans la misère des pulsions animales au service de la matière alors qu’il est de nature divine. De ce point de vue, les désirs vains peuvent traduire l’oeuvre d’Eros qui veut arracher l’homme à la seule animalité. Dans Le Banquet, Platon montre comment l’amour passionnel peut être le premier mouvement d’Eros qui par la suite cherchera à nous arracher aux passions amoureuses. Car l’individu poussé par Eros n’est pas satisfait par ces passions de beaux corps. Soit il changera d’objet d’amour avant de s’en lasser, soit Eros grandira en lui et au lieu de simplement chercher de beaux corps, l’individu cherchera avec des corps gracieux une idylle sentimentalo-sexuelle. Au-delà Eros poussera peut-être cet individu vers de belles âmes avant de lui faire chercher la perfection éventuellement dans le monde intelligible qu’il a en son propre esprit. Eros pose un type de désir qui ne peut pas être satisfait de la réalité telle qu’elle est perçue ordinairement. Le philosophe platonicien semble s’intéresser aux désirs vains dénoncés par les Epicuriens parce qu’au fond les désirs naturels nécessaires ne satisfont pas son désir érotique. Mais il ne s’arrêtera pas non plus aux seuls désirs vains qui par définition ne sont pas satisfaisants. Le manque du désir érotique qui habite l’âme du philosophe va le porter là où l’homme reçoit les idées qui renouvellent sans cesse sa vision du monde. Comme le rappelle Pierre Hadot, la dialectique platonicienne n’est pas prisonnière d’une conception du monde, Platon évoluera dans ses conceptions et son école continuera après lui d’évoluer. Cependant la dialectique consiste à épuiser les conceptions mentales usuelles pour accèder aux mondes des idées qui peut l’inspirer supérieurement. Car dans les dialogues de Platon, le personnage central Socrate ou l’étranger connaît des sauts dans le niveau d’inspiration qui guide sa recherche car il est prêt aussi à faire face à des impasses, des apories. Eros est donc cette flamme grandissante qui nous laisse insatisfaite, ce désir infini qui ne peut être satisfait que par l’accès à une forme de divinisation de notre conscience.

b) - Paradoxe d’une insatisfaction créatrice source de joie.

Imaginer les dieux n’est-ce pas déjà soi-même se diviniser ? Peu importe que le monde des idées platoniciennes soit imaginaire ou non, il rend compte de la puissance créatrice qui est en l’homme. Car qu’on dise que le divin est descendu en l’homme ou que la divinisation est le sens de l’humain, il convient de remarquer le caractére divin de l’imagination humaine. Bergson propose en ce sens de distinguer le plaisir qui est lié au fond à la satisfaction des désirs naturels et la joie créatrice qui est liée à des prises de conscience évolutives. Hans Jonas un autre penseur de l’évolution reprend donc à juste titre dans un tel contexte la notion d’Eros là où Bergson parlerait plutôt d’élan vital. Le besoin d’évoluer, Eros serait une composante de notre désir mais qui certainement n’aurait pas la même valeur que lui. Eros aurait habité la pulsion, la force préconsciente et l’aurait conduit vers l’émotion. L’émotion est une forme de désir où la pulsion, l’appétit basique prend conscience de lui-même dans ses enjeux individuels et collectifs. Eros aurait donc été dans la pulsion ce qui aurait amené le désir émotionnel et finalement, avec l’homme, Eros aurait fait émerger la conscience réflexive du désir. Eros serait donc un manque, une insatisfaction constante qui impulserait une évolution constante des formes en vue d’une individualisation de la conscience de plus en plus consciente. Le désir naturel est celui qui assure la perpétuation du même : sa satisfaction engendre le plaisir. Mais la dimension érotique de nos désirs et de notre réflexion est une insatisfaction fondamentale face aux limites de notre conscience ordinaire. Elle suscite de la joie lorsqu’il y a création ou évolution. Toutefois plus on distinguera cette dimension érotique de la conscience des désirs naturels ou vains, entre autres à l’aide des techniques de détachement imaginées par les sagesses de l’ataraxie, plus nous pourrons entrer aisèment dans le cadre d’une évolution consciente de la conscience. Plus nous vivrons ce besoin érotique dans son pure manque, plus nous aurons confiance dans sa puissance d’appel d’une nouvelle révèlation. Car nous pouvons demeurer dans l’idée qu’une réalité plus authentique est là devant qui attend d’être révélée dans une nouvelle forme de conscience plus vaste. Car au fond tous les Devenirs possibles semblent déjà tracés dans l’Etre comme des astrophysiciens aujourd’hui le supposent à mi-chemin du déterminisme le plus fort et d’un jeu de hasard et de nécessité absolu.

V - CONCLUSION.

Le désir ne peut pas se satisfaire de la réalité parce qu’en devenant rationnel, il devient moral et la morale dénonce clairement la réalité telle qu’elle est aujourd’hui. Mais la morale ne peut pas dépasser un conflit interne entre désirs rationnels et désirs égocentriques. Les sagesses fondées sur l’auto-observation vigilante de soi-même semblent plus avisées car elles permettent d’entrevoir un possible état d’ataraxie qui permettrait de dépasser le point de vue égocentrique en découvrant que nous sommes un processus de la nature. Cet état d’ataraxie peut se développer grâce à une science du détachement qui nous libère des désirs vains qui enchaînent à mi-chemin entre l’homme libre et l’animal. Toutefois si l’attention à soi-même devient plus précise, on découvre la spécificité humaine du désir qu’est l’imagination. Nos conceptions les plus rationnelles mettent en jeu l’imagination. Même si nos concepts philosophiques ou scientifiques ont une efficacité pratique, ils restent le fruit de notre imagination. A regarder d’encore plus près, l’imagination nous met devant une dimension spécifique du désir humain et de la réalité elle-même. Nous sommes traversés comme par une force "érotique" qui oeuvre et a oeuvré dans toute la nature et qui ne peut pas se satisfaire de ce qui est. Cette dimension érotique de notre désir qui se perçoit davantage à la croisée de l’imagination et de la réflexion est celle qui pousse certains d’entre nous au génie. Le désir dans sa dimension érotique ne peut donc pas se satisfaire de la réalité car il cherche à se manifester en l’homme sous la forme d’une évolution consciente de la conscience individualisée de la réalité. Cette manifestation exige donc le dépassement du désir égocentrique. Le calme et la tranquillité inhérente aux sagesses de l’auto-observation qui permet de dépasser l’égocentrisme du désir qui nous sépare de la réalité se révèle nécessaire à la croissance de la force érotique. L’insatisfaction infinie du désir érotique n’est donc pas une souffrance contrairement à l’insatisfaction propre à nos désirs vains égocentriques. L’amour érotique est de façon paradoxale insatisfaction calme et tranquille mais aussi foi et espérance en des dimensions non encore manifestées de la réalité que l’imagination peut laisser entrapercevoir. Les dessins de Léonard de Vinci annoncent ainsi contre tout réalisme pour ses contemporains notre réalité d’aujourd’hui avec ses avions, ses hélicoptéres, ses sous-marins et même ses chars d’assaut.

Serge Durand - Lycée Léonard de Vinci

Autre proposition:
La question semble absurde. La psychanalyse et l’expérience courante ne nous ont-elles pas appris à saisir le désir comme un manque? Ne passons-nous pas notre vie à désirer (bon gré, mal gré) ce que nous ne possédons pas? Pendant que le marché travaille à entretenir en chacun de nous, par tous les moyens, une insatisfaction matérielle permanente, ses adversaires n’entretiennent-ils pas de leur côté notre insatisfaction vis-à-vis de la société de consommation libérale et capitalistique? Jamais, ainsi, la réalité ne semble désirable. C’est même un lieu commun, pour ne pas dire une injonction, dans l’art comme dans la philosophie: le monde ne suffit pas (à votre désir).
   
Chez Platon, le philosophe doit sortir de la caverne, c’est-à-dire de notre réalité commune. Là seulement (c’est-à-dire ailleurs) il jouira de la vérité. Tristan et Iseult ne satisferont leur désir que dans la mort, hors du monde, hors surtout de la vie conjugale, hors du mariage que leur passion ridiculise. Pascal et Schopenhauer diront à leur manière les mots de Dom Juan: «Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs: je me sens un coeur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.» La prise, nous répète-t-on à satiété, ennuie autant que la chasse séduit; songez donc à vous «divertir», c’est-à-dire à vous détourner de la réalité, toujours insatisfaisante.

Il y a là, pourtant, bien des confusions. Confusion, d’abord, entre désir et volonté. Que le désir enveloppe le changement n’implique pas que tout changement soit mû par un désir. Les révolutions reposent d’abord sur des analyses rationnelles, puis sur la construction patiente de groupes sociaux capables de modifier certains rapports de force. Les véritables révolutionnaires portent ainsi rarement, pour reprendre un mot de Badiou, «leur gras désir en bandoulière». On en a même connu d’ascétiques. Confusion, ensuite, sur ce qu’on entend par réalité. Le philosophe platonicien sort de la caverne, sans doute, c’est-à-dire du cosmos (ou monde visible), mais ne quitte pas pour autant la réalité elle-même. Tout au contraire, il abandonne une réalité illusoire, faite d’ombres indécises, pour la pleine lumière de la véritable réalité. A strictement parler, il ne satisfait son désir de savoir, il ne jouit véritablement de la vérité que lorsqu’il a enfin rencontré la réalité même, et pas avant. Rien d’autre que la réalité ne pouvait donc le satisfaire.

La légende de Tristan et Iseult, de la même manière, peut être comprise (comme le montre Denis de Rougemont) comme une version romanesque de la religion cathare, dans laquelle l’union mystique des amants se fait sans doute hors du monde commun, mais dans une réalité supérieure, baignée de l’éternelle lumière divine. Là encore, le désir ne trouve à se satisfaire que dans la véritable réalité. Confusion enfin entre être et avoir. Dom Juan, en effet, ne désire pas tant ce qui n’est pas que ce qu’il n’a pas. Ce n’est pas nécessairement la même chose. Désirer une autre femme, ce n’est pas désirer une femme irréelle, tout au contraire. Dom Juan, pourrait-on soutenir, désire toujours sa prochaine, jamais sa lointaine: toute femme qui passe à sa portée, sans doute, mais encore faut-il qu’elle passe à sa portée. Comme Chérubin, il est affolé par les (in)nombrables désirs que le monde lui offre, et reste en cela solidement ancré dans le réel, méprisant le symbolique (le père comme le gouverneur) autant que l’imaginaire.

Pour peu qu’on se mette d’accord sur ce qu’il faut entendre par «réalité», ces philosophies du «non au monde» seraient ainsi plus proches de celles du «oui au monde» qu’on ne le croit parfois. Qu’il s’agisse des stoïciens ou de Spinoza recherchant l’accord avec la nature entière, qu’il s’agisse de Descartes préférant «changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde», qu’il s’agisse de Nietzsche attendant le sourire simple de l’enfance, la sagesse s’est toujours définie comme désir paradoxal de ce qui est. Aujourd’hui encore, la théorie du «désir mimétique» de René Girard va toujours du désiré au désirable, et jamais du désirable au désiré: sous la forme d’un désir imité, la réalité y précède toujours le désir. Le désir de ce qui n’est pas (définition possible du masculin) aurait ainsi pour avenir et pour vérité le désir de ce qui est (définition possible du féminin) ­ intuition sans doute vieille comme l’humanité elle-même!

Charles Ramond, Libération

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