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 Un peu de culture...

Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes

Sans doute les amants n'ont-ils rien à se dire de secret. Mais ils se plaisent à le dire secrètement : comme si le murmure et le susurrement ôtaient aux mots qu'on prononce du bout des lèvres leur patine sociale, leur sens conventionnel, banal, et leur garantissaient une «unicité», une signification personnelle, inouïe. On ne le croit pas tout au fait, mais on veut croire au fond que personne n'a jamais ressenti ce que l'on ressent, fait les gestes qu'on fait, inventé les caresses ou les mots qu'on invente. C'est cette illusion qui donne sa plus grande force au cinéma, à la musique, à la littérature. Comment fait-il, le cinéaste, pour donner à ce visage, sur l'écran, l'expression qui est celle de la personne qu'on aime ? Et l'écrivain, comment sait-il qu'elle a dit exactement ces mots-là ? On consent, à la rigueur, à donner crédit au philosophe et au psychologue, qui à force d'ausculter les âmes, et la leur, tirent quelque loi, et parviennent à définir une passion ou un affect, dans lesquels chacun, peu ou prou, «reconnaît» les siens. On ne tient pas tellement à ce que le sociologue s'en mêle. Quand il arrive, arrive l'heure de la déconvenue : ce que je croyais être mien est à tout le monde, mon penchant personnel, mes désirs, mes comportements intimes, la façon de faire l'amour, de tenir, d'approcher un partenaire, de se séparer, de se parler tout le temps, de (ne plus) se surveiller, de laisser des post-it sur la table, de (ne plus) supporter les enfants qui sont d'un (e) autre, etc., sont autant de tendances sociales, constatées, mesurées, décrites !

Tel est le premier sentiment qu'en éprouve en ouvrant la Transformation de l'intimité  Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes d'Anthony Giddens. Sentiment contradictoire au demeurant, comme celui que créent par exemple les sondages, de sur-estime de soi (à soi tout seul on est la société) et d'insignifiance (si on n'existait pas, courbes et statistiques seraient les mêmes), auquel s'ajoute une légère inquiétude, à l'idée que, écrit il y a douze ans, le livre pourrait établir un état des lieux déjà quelque peu dépassé. Le travail d'Anthony Giddens est cependant d'envergure, en ce qu'il est porté par l'ensemble des théorisations du chercheur britannique, élaborées en une oeuvre qui compte plus d'une vingtaine d'ouvrages.

Né en 1938, Giddens est l'un des sociologues les plus notables d'aujourd'hui, professeur au King's College de Cambridge, ancien directeur de la prestigieuse London School of Economics. Il a enseigné aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, et a acquis une notoriété mondiale, et un réel poids politique, lorsqu'il est devenu l'inspirateur de la «Troisième Voie» lancée par Tony Blair. D'une certaine manière, et si on inverse les signes politiques, Anthony Giddens est l'autre-Bourdieu, ou l'anti-Bourdieu, proche dans les années 70 ­ entre marxisme et weberisme ­, et de plus en plus éloigné de lui, cible de ses critiques, à mesure qu'il justifiait l'adaptation à la mondialisation et cédait sur la résistance au néolibéralisme. Si elle fait l'objet de nombreux commentaires dans les milieux universitaires, la pensée sociologique de Giddens n'est cependant pas très connue en France, où ses ouvrages sont traduits au goutte-à-goutte ­ la Constitution de la société  Eléments de la théorie de la structuration (PUF, 1994), et Conséquences de la modernité (L'Harmattan 1994) ­ et où celui qui a eu le plus d'écho, politique, est justement la Troisième Voie Ñ Le renouveau de la social-démocratie (Seuil 2002), écrit avec Anthony Blair et préfacé par Jacques Delors. S'il a pris aujourd'hui quelques distances avec les aspects les plus conservateurs du blairisme, Giddens reste néanmoins empreint de cette image de théoricien d'un «au-delà» de la gauche et de la droite classiques, dont nul n'a vraiment pu constater qu'il a effectivement ouvert une alternative aux rigidités de la vieille social-démocratie et aux inégalités du néolibéralisme.

Tout ceci peut sembler assez loin de l'érotisme et des nouvelles formes de pratique amoureuse. En réalité, Giddens s'est toujours intéressé aux rapports entre la modernité et l'affirmation d'un nouveau type d'identité, à laquelle la sexualité participe évidemment. Tout en constatant que le monde a défié les limites de l'ordre naturel et social, que la «nature» ne peut plus soutenir l'intervention illimitée de l'homme, et que la «tradition» a cessé d'être l'inépuisable source de la cohésion sociale, Giddens affirme sa confiance dans les processus de démocratisation, que justifient entre autres la diffusion «globale» de tendances démocratisantes à tous les niveaux de développement (historiques, politiques, économiques, sociaux), le remplacement des hiérarchies bureaucratiques par des systèmes d'autorité plus flexibles et décentralisés, ou la naissance d'une «démocratie émotive» dans la sphère des liens sexuels, des relations d'amitié, des rapports parents-enfants, etc. Ces processus ne conduisent pas à une société que Jean-François Lyotard a dite «postmoderne», mais, selon le sociologue de Cambridge, à une radicalisation extrême de la modernité, à son acmé, que définissent contradictoirement, d'un côté, l'accroissement considérable des opportunités d'une existence sûre, l'augmentation des connaissances, le «relâchement» des liens avec l'Etat centralisé, et, de l'autre, la majoration des risques et des dangers, la complexité, sinon l'incompréhensibilité du monde, l'émergence de sentiments nationalistes locaux. Or, pour que la démocratisation puisse prévaloir dans la sphère publique, il faudrait que s'y réalise la même «restructuration» que celle qui a bouleversé la vie privée, intime.

Dans la Transformation de l'intimité, Giddens examine les mutations qui ont touché dans les dernières décennies l'expression des désirs et des sentiments, les relations entre les sexes, les pratiques amoureuses, la «fabrication des genres», afin de mettre en évidence les facteurs qui ont conduit à la «révolution sexuelle», et en souligner la signification plus politique. Il explore prioritairement la notion de «sexualité plastique», décentrée, affranchie des exigences de la reproduction, ainsi que les potentialités de ce qu'il nomme la «relation pure», qui n'est en rien platonique mais désigne justement «une relation de stricte égalité sexuelle et émotionnelle, porteuse de connotations explosives vis-à-vis des formes préexistantes du pouvoir tel qu'il était traditionnellement réparti entre les deux sexes». Les «addictions au sexe», la pornographie, les violences sexuelles, l'homosexualité, les nouveaux désarrois des hommes, les conquêtes des femmes, l'amour romantique, la «romance», les ruptures, les rituels d'approche, l'«amour convergent» : Giddens n'oublie rien, prend à revers aussi bien l'«oedipianisation» freudienne que les théories de Michel Foucault, élabore parfois des cathédrales théoriques dont on aimerait qu'elles soient davantage ancrées sur des enquêtes plutôt que sur des trames de romans (Julian Barnes) ou dérivées de «la littérature dite du "développement personnel" (self help)», pour montrer que la relation amoureuse tend à s'affirmer comme démocratique, et que ce qui s'y joue ­ le développement libre, autonome, des individus ­ pourrait préfigurer l'allure des sociétés à venir, radicalement modernes. On ne saurait décourager un tel optimisme, qu'Anthony Giddens tempère d'ailleurs lui-même. Nul ne sait en effet si l'humanité aura la capacité de créer une «démocratie émotive» ou si elle cédera plutôt «à une soif de destruction susceptible de menacer la planète tout entière». Les bruits du monde actuels retentissent comme un tocsin, toutefois. C'est pour cela peut-être, parce qu'ils savent qu'ils ne sauraient les recouvrir, que les amants se chuchotent des mots à l'oreille.

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