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Petite histoire de la sexualité : La révolution sexuelle Mai 68
Et soudain, l'explosion! Le lourd couvercle que des siècles de répression avaient posé sur la sexualité éclate sous la pression de Mai 68. Il est interdit d'interdire! Jouissons sans entraves! Du passé puritain faisons table rase! C'est le paradis sur Terre. Voire... La mystique du sexe a son revers. Priorité absolue au plaisir. Orgasme obligatoire. «T'es pas libérée!» oppose- t-on à celles qui se rebellent. Le sentiment amoureux est nié, le mariage ridiculisé. Osons le dire: certains gentils révolutionnaires étaient de vrais Robespierre. L'écrivain Pascal Bruckner le reconnaît avec une nostalgie émue: de cet épisode angélique et pervers on n'a pas fini de ressentir les effets
On parle des années 1960 et 1970 comme d'une «parenthèse enchantée» entre la pilule et le sida, un moment de grâce et de liberté sexuelle où tout était possible, tout était permis, comme si l'amour était enfin débarrassé de ses chaînes. La vision est un peu idyllique, non?
Elle est malgré tout assez exacte. A cette époque-là, il y avait une conjonction très propice à l'amour libre: une situation économique florissante (en plein milieu des Trente Glorieuses, la France redécouvrait la prospérité), un optimisme délirant (on allait écraser le cancer, liquider l'infarctus du myocarde), une absence de maladies vénériennes... Tout d'un coup, le sujet amoureux pouvait se penser vagabondant à travers ses désirs, sans freins, sans pénalités. La science avait vaincu la vieille idée du péché sexuel. La liberté semblait sans limites. Tel était le climat de l'époque.
C'était, comme Anne-Marie Sohn nous le disait, l'aboutissement d'un mouvement d'émancipation qui avait couvé pendant plusieurs décennies.
La contestation était en effet portée depuis un siècle par différentes avant-gardes artistiques et esthétiques, et une envie de plaisir s'était exprimée avec force chez les jeunes de l'après-guerre. A la fin des années 1950, nous sortions d'une société hypocrite où les hommes faisaient la loi dans les familles et les patrons, dans l'entreprise. Nous voulions en finir avec cette France corsetée, rigidifiée, fermée. Tout ce que nous pouvions happer de l'étranger - le rock, le blues, la soul, les hippies, les cheveux longs - était convoqué chez nous avec une avidité sans limite. Les garçons et les filles se regardaient comme deux tribus qui allaient bientôt sauter l'une sur l'autre. Ils restaient encore séparés par quelques vieux tabous: la virginité des femmes avant le mariage (c'était presque une plaisanterie), la non-mixité dans les écoles, un certain ascendant des hommes sur les femmes, une forme de pudeur...
Des tabous qui sont tombés en Mai 68.
C'est parce qu'ils étaient déjà morts, rongés de l'intérieur par toute une mentalité démocratique et égalitaire. On s'était inventé un ennemi formidable et mythique, le judéo-christianisme, pour mieux souligner la singularité de notre temps. Mai 68, c'est l'acte d'émancipation de l'individu, qui sape la morale collective. Désormais, on n'a plus d'ordre à recevoir de personne. Ni de l'Eglise, ni de l'armée, ni de la bourgeoisie, ni du parti Et puisque l'individu est libre, il n'a plus d'autre obstacle face à son désir que lui-même. «Vivre sans temps morts, jouir sans entraves»: c'est la merveilleuse promesse d'un nouveau monde. S'est alors manifestée une véritable jubilation à l'idée de terrasser l'ordre qui avait marqué notre enfance. Nous allions passer de la répression à la conquête! Mai 68, c'est une révolution antiautoritaire, antitraditionaliste, dans laquelle la sexualité agit comme un phare. Tout d'un coup, l'irruption de la volupté! Au XVIIIe siècle, on disait «je vous aime» pour dire «je vous désire». Cette fois, on dit «je te désire» au lieu de dire «je t'aime».
Que recouvrait vraiment ce terme de «révolution sexuelle»?
C'était le droit au désir pour tous. Auparavant, on vivait des amours interrompues qui s'arrêtaient au dernier stade («mes parents ne veulent pas», «je veux rester vierge pour le mariage»). Désormais, une jeune fille pouvait choisir qui elle voulait, désobéir à la norme sociale, parentale, familiale... Tout basculait. Le désir ne se résumait pas simplement à la pulsion immonde de l'espèce masculine. On reconnaissait le désir des femmes. Disons-le: ce fut une époque où tout le monde couchait avec tout le monde, par désir autant que par curiosité. On aurait dit des enfants lâchés dans une pâtisserie! Enfin, on pouvait tout avoir, tout goûter! On se disait qu'il ne fallait rien refuser, même pas les expériences homosexuelles.
Tout cela était enveloppé dans un discours intellectuel assez fumeux. On théorisait beaucoup la sexualité.
On lisait Freud, bien sûr, mais surtout Wilhelm Reich, dont les idées épousaient à merveille les lubies de l'époque. Selon lui, l'orgasme permettait d'expliquer le double phénomène du fascisme et du stalinisme: c'est parce que les gens ne jouissaient pas qu'ils se choisissaient un Hitler ou un Staline. L'orgasme avait donc des vertus non seulement hédoniques mais aussi politiques. Dans le mouvement Sexpol, dont on ne relit pas aujourd'hui les publications sans éclater de rire, des trotskistes nous expliquaient comment l'émancipation de l'être humain passait par la grève mais aussi par le lit: la nuit, en copulant, l'ouvrier et l'ouvrière devaient atteindre ensemble l'extase pour hâter le grand soir. «Plus je fais l'amour, disait-on, plus je fais la révolution!» Raoul Vaneigem eut même ce jeu de mots, qui paraît consternant aujourd'hui: «Erection, insurrection!»
L'amour libre s'est alors constitué en véritable idéologie, et même en mystique. Le Graal du sexe allait apporter le bonheur...
et la paix sur Terre. La révolution prolétarienne battait de l'aile, le tiers-monde était loin. La sexualité, elle, était pleine de promesses. Elle était la prolongation de la religion, la forme la plus immédiate et la plus accessible de la rédemption. Elle portait, croyait-on, un amour universel, une forme de franciscanisme. «Aimez-vous les uns sur les autres»: il y avait de la naïveté et de la bêtise dans tout cela, mais aussi une certaine générosité évangélique. On allait fabriquer un nouvel Adam. Le sexe, c'était le jardin d'Eden! Chesterton a eu cette phrase géniale: «Le monde moderne est plein d'idées chrétiennes devenues folles.» La révolution sexuelle en était une.
Cette folie n'était-elle pas le fait d'une minorité d'intellectuels et de babas cool passablement enfumés?
Il est difficile de le dire aujourd'hui. Le vent soufflait des Etats-Unis, mais aussi de l'Angleterre, de la Hollande. Le plus riche de 68, ce fut cette révolution désirante, qui sera ensuite théorisée par Foucault, Deleuze, Guattari On baignait dans une bienveillance généralisée, naïve, mais féconde.
Mais cette drôle de révolution avait une face cachée: le discours normatif, la pression du groupe, les culpabilisations perverses... Il fallait adhérer au dogme, donner son corps sans rechigner, ou alors s'analyser, faire son autocritique, s'amender. En fait de libération, c'était aussi un terrorisme.
Absolument. Sans s'en apercevoir, on passe d'un dogme à l'autre. Le plaisir était prohibé, il devient obligatoire. L'ambiance est à l'intimidation. Un nouveau tribunal s'installe: non seulement il faut faire l'amour de toutes les façons, avec tout le monde, mais encore faut-il que le plaisir soit conforme. Quiconque s'y soustrait est vu comme une sorte d'épave réactionnaire, un résidu du vieux monde. Quand les filles refusaient de coucher, on avait le moyen de les culpabiliser: «Ben dis donc, tu n'es pas libérée!» Peu à peu s'établit donc ce que nous avions appelé, avec Alain Finkielkraut, la dictature de l'orgasme obligatoire. L'érotisme entre dans le domaine de la prouesse. On gonfle le nombre de ses partenaires et de ses orgasmes comme on gonfle ses pectoraux. Le sexe devient contrainte.
Oublié le mariage, méprisé le sentiment! Deleuze et Guattari parlent même de «l'ignoble désir d'être aimé».
Ils ont dit beaucoup de bêtises Le corps apparaissant comme la métaphore de la subversion, le sentiment est mis sous le boisseau. On se dit que, pendant des siècles, les hommes avaient masqué leur désir derrière le rideau des beaux sentiments. Alors, il faut le déchirer! Le rock'n'roll et la pop poussent des cris d'appétit sexuel sauvage («I can't get no satisfaction», «I want you!»). L'inhibition et la frustration sont montrées du doigt; l'amour, avec ses fantômes séculaires (possession, jalousie, secret), devient obscène. D'où le refus de la séduction, considérée comme une survivance du vieux monde: on est supposé aller vers son partenaire en toute franchise, sans recourir aux anciens et misérables stratagèmes.
Quant au couple, c'est l'abomination de la désolation.
Les gens qui se mariaient nous semblaient pathétiques, on leur faisait honte. La jalousie ne pouvait plus se dire. Si quelqu'un y succombait, le cercle des amis lui exprimait une sorte de compassion: «Pourquoi es-tu jaloux? Analyse bien.» Déjà, la parole thérapeutique se frayait un chemin. Alors, au lieu de creuser sa plaie comme on le fait de nos jours, on se raisonnait: «Après tout, j'ai peut-être tort. Pourquoi m'inquiéter si ma compagne s'envoie en l'air avec le voisin du dessous? Je n'ai qu'à faire les courses pendant ce temps-là.» Le couple était une forme transitoire qu'on empruntait pour aller vers la polygamie ou la polyandrie. A l'époque, il y avait un véritable terrorisme anticonjugal.
Même la sexualité des enfants est exaltée, jusqu'à, parfois, tolérer la pédophilie.
Les enfants, eux aussi, devaient être élevés dans l'éloge de leur désir. La pédophilie n'était pas admise, mais elle comptait un certain nombre de défenseurs. On se disait que le miracle sexuel était un don qui devait être équitablement distribué entre tous les âges, et toutes les générations. C'était une époque innocente, et naïve... Car le vieux monde restait présent sous les oripeaux du nouveau, comme dans le film Les Bronzés (où ce sont toujours les mêmes qui se tapent les jolies filles). Derrière la parole libératrice et généreuse, il y avait une vraie brutalité, les lois de la sélection amoureuse subsistaient avec force. Petit à petit, on s'est aperçu qu'il y avait des perdants, des victimes, des laissés-pour-compte; on était en train de recréer un univers de mensonge que l'on avait pourtant tant dénoncé chez nos parents.
Les premières victimes, c'étaient les femmes.
Les femmes se sont senties niées. Tout était calqué sur la mécanique de l'orgasme masculin, sur la satisfaction unique qui balaie la pulsion. Elles ne souhaitaient pas devenir des objets sexuels manipulables à volonté par des hommes en chaleur, mais voulaient la reconnaissance de nouveaux droits: l'avortement, la contraception, le respect de leur propre désir... Et puis, il y avait toujours cette renaissance incessante, à chaque relation, du sentiment, sorte de nostalgie dont on n'osait pas parler.
Et puis, on a osé... Certains, tels Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux), Michel Foucault (Histoire de la sexualité), Alain Finkielkraut et vous-même (Le Nouveau Désordre amoureux), ont commencé à dénoncer cette grande illusion.
Nous avons voulu faire comprendre que la notion de révolution sexuelle n'avait aucun sens. Que l'amour n'était pas réformable. «Non, l'amour n'est pas honteux!» avance Barthes. Tout à coup, nous revendiquions le sentiment comme plus révolutionnaire que le désir sexuel. Ce qui n'empêchait pas une consommation sexuelle frénétique, notamment dans le monde homosexuel, mais elle n'était plus obligatoire. On s'est mis à redécouvrir Belle du Seigneur, d'Albert Cohen. Le sentiment est revenu par la petite porte. Comme si une deuxième libération avait lieu.
Quel bilan tirez-vous de cet épisode pour le moins mouvementé?
Malgré tout, le bilan est positif. La révolution sexuelle que nous avons accomplie reste, pour de nombreux pays au monde, un extraordinaire idéal. Les femmes y ont gagné des droits indéniables Mais si, depuis le Moyen Age, l'individu s'est lentement affranchi des tutelles féodales, administratives, religieuses, sociales, morales, sexuelles, nous découvrons maintenant en Occident que cette liberté a pour contrepartie la responsabilité et la solitude. Résultat, la sexualité est peut-être libre, mais elle est devenue anxieuse. Sommes-nous de bons amants? De bons époux? De bons parents? La parole est passée du registre du diktat à celui de la plainte. «Nous avons fait Mai 68 pour ne pas devenir ce que nous sommes devenus», a dit justement Wolinski.
L'innocence des années 1970 est perdue?
Elle l'est. L'erreur que nous avons commise en 68, c'est de penser que l'Histoire est un héritage cumulatif et que, en supprimant les peurs d'antan, la nouvelle génération bénéficierait d'emblée d'une sexualité clefs en main. En réalité, le sexe reste un mystère obsédant et angoissant. Ce qui est mort depuis 68, c'est l'angélisme du désir, l'idée que tout ce qui touche au sexe est merveilleux. On sait aujourd'hui que l'amour n'est pas démocratique, qu'il ne répond pas à la justice ni au mérite, qu'il charrie la dépendance, l'abjection, la servitude aussi bien que le sacrifice et la transfiguration. C'est cette complexité de l'amour que nous devons redécouvrir.
Pascal Bruckner propos recueillis par Dominique Simonnet
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