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Thomas Laqueur : En effet, la masturbation est durant près de deux mille ans un fait, une pratique un peu indigne, mais rien de plus. On considère qu'elle relève des paysans, des esclaves, des pauvres, les hommes riches pouvant s'offrir du sexe. Souvenons-nous ainsi de Diogène qui, attendant en vain une prostituée, se masturbe sur l'agora. Un passant l'interpelle. Diogène lui répond que, s'il prend son petit déjeuner sur l'agora, il peut bien s'y masturber. Se masturber revient donc à assouvir un besoin naturel.
Vous affirmez que même l'Eglise ne considère pas la masturbation comme un problème ?
En effet, car ses seules préoccupations sont la régulation de la concupiscence dans le mariage et la régulation des pratiques sexuelles dans le clergé régulier et séculier. Si l'on relit les écrits de Pierre Damien, moine réformateur du XIe siècle, on découvre qu'il s'interroge longuement sur la responsabilité des nonnes qui, plongées dans le sommeil, font des rêves érotiques. Sont-elles coupables de concupiscence, alors que leur corps dort ? La masturbation est plutôt considérée comme un péché véniel, un premier pas dangereux vers la sodomie, un peu comme on dit aujourd'hui que la consommation de marijuana peut amener à prendre de l'héroïne. La masturbation est une question mineure, qui n'a pas de répercussion institutionnelle. Je cite toutefois les rares textes religieux qui condamnent cette pratique, comme « De la confession de la masturbation », écrit au début du XVe siècle par Jean de Gerson, chancelier de l'université de Paris. Ce pédagogue invite les confesseurs à interroger élèves et séminaristes sur leur pratique. Ce texte n'eut aucun retentissement, jusqu'à ce que le philosophe Michel Foucault le cite dans son « Histoire de la sexualité ».
Quand, alors, la masturbation a-t-elle fait problème ?
C'est un petit livre, anonyme, qui va bouleverser ces deux mille ans de relative quiétude. « Onania » est publié à Londres en 1712 par un auteur dont je dévoile l'identité : un chirurgien anglais nommé John Marten. Ce livre, qui aura des centaines d'édition, décrit avec délectation la masturbation, en faisant par ailleurs mine de la dénoncer comme pratique impure et insidieuse. Ce livre connaît un succès inouï. On se l'arrache à Francfort, à Leipzig, à Paris, à Lausanne, à Amsterdam. Ainsi s'impose l'idée que la masturbation est mauvaise, toxique.
Idée reprise puis théorisée par la médecine des Lumières...
Le Suisse Samuel Tissot, un des médecins les plus célèbres et prolifiques du XVIIIe siècle, s'empare du sujet et publie à son tour, en 1760, un best-seller : « L'onanisme ou dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation ». C'est lui qui lance la masturbation sur la scène intellectuelle. Son livre est posé sur les tables de nuit de l'Europe entière. Tissot, ce médecin éclairé qui entretient une vaste correspondance avec de grands intellectuels et les têtes couronnées d'Europe, dénonce la masturbation, non pas parce qu'elle serait une pollution volontaire de soi-même - langage désuet pour cet esprit rationnel -, mais parce qu'elle est une pathologie du corps, provoquant des troubles, des maladies. En 1740, l'onanisme entre dans la première grande encyclopédie allemande.
Après Tissot, Voltaire et Rousseau condamneront ce vice moderne. La philosophie et la science des Lumières voient-elles, elles aussi, dans la pratique du « sexe en solitaire » une menace ?
La masturbation quitte rapidement la littérature médico-morale pour représenter, aux yeux des grands penseurs des Lumières, un dérèglement de la sociabilité. Voltaire se soucie de cette sexualité autoérotique parce qu'elle s'accorde mal avec la vie sociale et morale. Rousseau correspond avec le docteur Tissot. Dans l'« Emile », publié en 1762, il écrit « connaître ce dangereux supplément. Habitude la plus funeste à laquelle un jeune homme puisse être assujetti. Il en aura le corps et le coeur énervés ». Le vice, qui disait à peine son nom en 1700, est, moins d'un siècle plus tard, proclamé à des millions de lecteurs et d'auditeurs comme recelant la plus grave menace possible pour l'intégrité de l'individu.
Ce qui ne nous permet pas encore de comprendre pourquoi la masturbation est devenue un problème ?
La masturbation devient un problème moral pour trois raisons : son secret et sa solitude, ses droits sur l'imagination, sa tendance à l'excès et à l'addiction. Son secret, son intimité représentent le côté noir, la face cachée de l'individualisme, contrariant la sociabilité. La masturbation est un abîme, excessif par nature, alors que toute autre sexualité connaît sa finitude dans l'accomplissement. La masturbation passe au premier plan, au moment précis où l'imagination, la solitude et l'excès prirent une dimension nouvelle. Le vice privé est le péché d'un temps qui a créé l'idée d'une société en tant qu'intermédiaire entre l'Etat et l'individu. La masturbation devient emblématique de tout ce qui échappe au contrôle social, elle fait figure de pied de nez à la sociabilité. Elle est le vice moderne.
Le crédit pose le même problème de régulation de l'excès. Un morceau de papier se trouve soudain doté d'un immense pouvoir d'imagination. Avec une demande infinie et une offre infinie, le crédit ressemble à la masturbation. Chimériques et fantasmatiques, les rêves sans fond ni limite de quelque chose contre rien paraissent aussi menaçants dans le champ économique que lorsqu'ils opèrent leur charme sur le corps.
Vous rapprochez également le sexe en solitaire de la lecture en solitaire...
A cette époque, la lecture devient un acte privé, ce qu'elle n'a pas toujours été. Et d'emblée les médecins, dont le fameux docteur Tissot, recommandent d'empêcher de lire - au lit - ceux qui se masturbent. Le parallèle est flagrant. Songez aux lecteurs de « La nouvelle Héloïse » qui écrivirent à son auteur pour lui faire part des « soupirs » et des « pleurs », des battements de coeur plus rapides que jamais qu'ils éprouvèrent en lisant son oeuvre. Les fictions portent toutes les marques du danger masturbatoire : intimité, secret, mobilisation de l'imagination, absorbement en soi et liberté vis-à-vis de toute contrainte sociale.
Au siècle suivant, l'avènement de la psychanalyse corrige-t-il ces conceptions ?
Freud impose l'idée que la sexualité n'est pas un péché, que nous sommes des êtres de désir. La masturbation devient une forme très naturelle de la sexualité, la culture réintègre ce faisant la nature. Mais le psychanalyste reporte le problème : comment en finir avec la masturbation, comment s'en sortir ? Le sexe solitaire est un déni de civilisation. Si l'on a abandonné avec Freud la condamnation, on n'a depuis jamais totalement quitté la tradition inaugurée au XVIIIe siècle qui voit encore dans la masturbation un vice secret. Le masturbateur est la face noire de l'homme moderne, un danger pour les fondations de la culture occidentale.
Woody Allen a dit que la masturbation, c'est faire l'amour avec la personne qu'on aime le plus au monde. Seriez-vous d'accord ?
Je ne suis pas certain que la masturbation réponde à cette définition humoristique. C'est plutôt une relation sexuelle avec la personne qui peut le mieux combler votre désir et vos souhaits. Si cela se passe mal, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-même, et après, quoi qu'il soit advenu, vous pouvez vous retourner de l'autre côté pour vous endormir, allumer langoureusement une cigarette, en étant tout à fait certain que votre partenaire partage à cet instant-là votre souhait.
1950 Thomas Laqueur et sa famille émigrent aux Etats-Unis.
1973 Doctorat à Princeton, enseigne depuis à l'université de Californie à Berkeley. Titulaire de la chaire Fawcett d'histoire.
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