Décidément, les grandes réussites sociales, dans le domaine des technologies de communication (ou TIC), se trouvent souvent là où on ne les attendait pas. Après le déconcertant succès des SMS, voici que le «chat» ou conversation synchronisée par l'Internet s'impose à son tour comme un véritable phénomène de société. Car ils sont des millions à emprunter chaque jour ces chemins de traverse électroniques qui serpentent parallèlement aux très embouteillées autoroutes de l'information. En chattant, on s'amuse et on «délire», on «tue le temps» (au bureau si possible), on échange sur des thématiques affinitaires et, surtout, on drague ! L'Internet n'est-il pas en train de s'imposer comme le premier vecteur d'adultère de ce début de siècle ?
Le chat (ou dial), c'est donc de la conversation électronique en temps réel, parfois assistée d'une webcam, avec une (ou des) personne (s) à qui l'on choisit d'écrire et de répondre. Les forums de discussions (pour le dire en français) sont d'invraisemblables melting-pots sociaux qui offrent une réalité à l'évanescente convivialité numérique. Et pour cause, on sait à tout moment «qui est là» (via une liste d'«amis»), si notre message a été lu, qui nous écrit... Paradoxe : sur les chatting forums, les rapports se nouent de manière personnalisée, alors que l'anonymat est de mise (pseudo oblige), et que les corps sont absents. Quel paradoxe que ces «relations flashs», denses et furtives, entre des «inconnus intimes»...
Pesons nos mots : le chat constitue une véritable révolution relationnelle, et professionnelle aussi. Car il faudrait oser chiffrer ce qu'il coûte aux entreprises et administrations. Profitant des après-midi oisives, et surtout de l'absence du supérieur, des dizaines de milliers de personnes chattent au lieu de travailler. On comprend que cette habitude «chronophage» et transgressive puisse vite prendre le pas sur les obligations professionnelles et des utilisations plus mornes et conventionnelles de l'ordinateur. Mais des parades techniques (des filtres) et des jurisprudences enrayent désormais ce fléau économique. Et gare aux passe-murailles du Net, pris la main sur le clavier défendu, jouant au chat et à la souris sur le petit tapis...
Chattant, on a l'impression à peine métaphorique d'être sur une place publique, ou dans un immense cocktail. Le chat, c'est le «bistrot du Net» (H. Rheingold) ! Là, on peut à sa guise «tenir salon», papillonner, ou privilégier l'aparté en tête-à-tête. Bien sûr, des modérateurs les videurs du Net veillent au respect de l'indispensable «netiquette», mais les chatting forums sont des espaces de libre expression, dont certains usent, voire abusent.
De prime abord, le chatting pourrait être considéré d'une pauvreté intrinsèque, et donc d'un attrait limité, pour des internautes maintenant habitués au luxe d'univers multimédias aux qualités graphique et sonore exceptionnelles. Ne se résume-t-il pas à des échanges courts, symétriques, finalement télégraphiques ? Mais le chatting est un jeu, et son succès est sans doute à chercher dans sa nature ludique.
D'abord jeu avec soi-même, et l'idée intuitive que l'on se fait du destin. Les plates-formes de chatting des sites de rencontres pour célibataires, par exemple, constituent d'immenses «loteries relationnelles». On y vient sans savoir qui l'on va y rencontrer. Le hasard et peut-être le destin est au coin de l'écran, à portée de clic. Beaucoup de «solos» y viennent et y reviennent sans cesse, comme le joueur de Dostoïevski à sa table, car ils pensent que «la chance va tourner», que dans quelques minutes leur vie peut changer.
Mais jeu avec l'autre, aussi, car souvent on ne le connaît pas, et chatter s'apparente en ce sens à un véritable poker, parfois menteur. Un petit tour d'horizon pour savoir «qui est là», un oeil jeté aux fiches «en ligne», et quelques courts messages envoyés pour commencer, comme des bouteilles à la mer. Ensuite, l'attente, longue, ou très courte, les «jours de chance». On provoque, on suggère, on propose, on induit dans des discours, qui peuvent être des registres de la «bonne blague», de la confidence, de la séduction, voire de l'érotisme caractérisé.
Le caractère ludique des échanges en chat tient à son rythme frénétique, quand «la greffe a pris». Alors s'instaure parfois un dialogue en simultané de plus en plus rapide, véritable «ping-pong» verbal et numérique qui induit une tension nerveuse et même physique chez ses protagonistes. Manier les degrés, mettre le maximum de sens dans un minimum de mots, détourner les codes pour les réinvestir, réagir vite et bien ; «rebondir» à bon escient. Et toujours, garder à l'échange un rythme haletant, garant du plaisir.
Le chat devient alors une pratique qui absorbe, fascine et sidère, faisant oublier les rendez-vous, la faim et le sommeil. Et nombre de chatteurs parlent presque exaltés de ce crescendo frénétique saisissant des inconnus qui «s'emballent» soudain à partir de quelques mots échangés. Alors, le caractère désinhibant du Net permet de contourner civilités et convenances, pour emprunter des raccourcis relationnels (d)étonnants, vers les voies de la confidence, d'un marivaudage assumé, sous forme de jeu, toujours. Et prendre un «râteau» ménage les orgueils, quand il est numérique !
Le jeu continue dans ce maniement des degrés, de l'implicite et de l'explicite, dans le détournement des codes orthographiques et typographiques (grâce aux smileys). Et grâce à un ensemble de gimmicks verbaux composant un sabir «jeuniste», fait d'abréviations et d'une improbable adultération digitalo-alphabétique. Les codes traditionnels sont piratés pour servir de nouvelles formes d'oralité, produisant un «parlécrit» pétri d'interjections, de majuscules (pour crier ou s'esclaffer)... Et l'exigence est de faire court et vite, surtout. Aller à l'essentiel, au prix d'un étonnant exercice, qui exige maîtrise technique et fulgurance rhétorique.
Enfin, le chat est un jeu avec la «machine». Car les «ordinateurs chattant» sont les vecteurs dynamiques d'un code graphique d'alerte donc d'attention permanente , qui, au gré des messages envoyés, lus et reçus, s'allument, clignotent, sous forme d'enveloppes lumineuses, de smileys complices. Et tous à leur manière appellent à jouer encore, comme ces flippers de bistrots qui susurraient, jadis, de leurs voix mécaniques, «play again»... «Bien chatter» exige de connaître parfaitement son ordinateur pour aller vite, passant des un (e) s aux autres simultanément, et ne rien perdre du plaisir et des contacts. Une rage folle saisit d'ailleurs les chatteurs confrontés à une panne de réseau ou à un «plantage», car cette irruption du «réel» est aussi insupportable que douloureuse.
Entérinant l'ère du flirt numérique et du détournement de l'Internet en contexte professionnel, le chat reste une pratique superficielle et amnésique. Les messages n'y sont en principe pas archivés et chacun efface les précédents. C'est un palimpseste technologique gommé chaque heure, et chaque heure réécrit. Mais ces forums permettent à des internautes de se découvrir et de se rencontrer parfois, de l'autre côté du miroir sans fond de l'écran. Il s'agit d'un mode relationnel léger et spontané, paradis des casaniers et des insomniaques ; symptomatique aussi de cette idéologie de la communication dans laquelle nous baignons, et qui exige que nous soyons connectés le plus souvent, et le plus longtemps possible ; quitte à verser dans la «cyber-addiction» ou le «zapping relationnel».
Questions d'actualité : chatter et marivauder sur le réseau avec des inconnu(e)s, est-ce tromper? C'est déjà assurément tromper l'ennui. Et les forums sont-ils des non-lieux troubles et piégeux attirant pervers et pédophiles, et à ce titre, nouveau repoussoir des conservateurs et autres technophobes ? On y vient anonyme et en connaissance de cause, tout le monde et surtout les ados sait intuitivement que c'est le «royaume des petits mensonges entre amis» et de la «schizophrénie numérique». Et c'est librement, aussi, qu'on choisit de donner son téléphone, pour passer «dans la vraie vie».
A l'ère de la distanciation généralisée des rapports, le chat constitue un «hygiaphone technologique» ludique et libidineux, «tout à l'ego» servant de déversoir aux «solitudes interactives». Ceux qu'on y croise n'ont ni corps ni âge, mais un sexe assurément... Qu'on se le dise : sur le Net aérien, dotés de plumes (numériques) affûtées et momentanément désincarnés, les chatteurs ne sont pas des anges pour autant !
Pascal LARDELLIER professeur à l'université de Bourgogne.
Liberation - mercredi 29 décembre 2004
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