Le sexe, des corps sans coeur, des coeurs sans corps, vaste sujet ...
bonne lecture.
Enlevez lamour... Quest-ce quil reste? De tristes histoires avec «orgasme laïque, gratuit et obligatoire». Démonstration
Le Nouvel Observateur. Diriez-vous, comme Jean-Claude Guillebaud, que nous sommes aujourdhui soumis à une «tyrannie du plaisir»?
Dominique Folscheid. Oui, mais ce nest à mon sens quune conséquence de ce que jappelle limpérialisme du sexe. En observant la publicité, les magazines, les émissions de radio et de télé-réalité, le succès de livres comme ceux de Michel Houellebecq ou de Catherine Millet, je me suis demandé ce quil y avait derrière ce grand tapage sexuel, derrière ce discours dominant qui prône une sexualité libératrice et libérée, ludique, jouissive et mécanique. Jen ai découvert les racines dans la révolution anthropologique et scientifique du xviie siècle, avec linvention du corps-machine par Descartes, devenu «lhomme-machine» de La Mettrie, en 1748. Le retentissement en a été immédiat dans les uvres de Sade. Dans cette lignée, on retrouve plus tard Charles Fourier, auteur dune utopie dans laquelle léchangisme est érigé en système (avec des «parties carrées», «sextines» et «octavines»). Enfin il y a eu la grande vague dinspiration psychanalytique, avec notamment Wilhelm Reich. Tout cela a été théorisé bien avant la révolution sexuelle des années 1960. Depuis, le sexe a quitté la marginalité pour devenir «social-démocrate», comme dit Houellebecq. Nous nous trouvons en face dun mouvement de fond qui touche toutes les sociétés occidentales et tend à gagner les autres.
N. O. Comment lexpliquer? Est-ce un avatar du système capitaliste?
D. Folscheid. Question difficile
Plus largement, nous sommes dans le cadre des dérives majeures de la modernité. Comme le sexe est de nature consu-mériste, au sein dune société consumériste, sa banalisation et sa géné-ralisation sont évidemment liées à lessor du système marchand. Il y a aujourdhui un marché du sexe, extrêmement juteux. Mais ce phénomène est aussi solidaire du développement de la technique. La PMA (procréation médicalement assistée), qui nest au départ quun remède contre linfécondité, a pris une place majeure dans notre imaginaire social. Au sein de cette sexualité clivée, dissociée, le sexe est devenu une entité à part, déconnectée de la procréation mais aussi du cur. Aux Etats-Unis, un million de jeunes hommes se seraient fait stériliser après avoir stocké leur sperme en banque, pour pouvoir jouir pleinement. Voyez les magazines de cet été, qui titrent sur les nouveaux jeux du sexe autre façon de dire que le sexe est un jeu et ceux qui sy adonnent des jouets. Sans oublier ces émissions de télé-réalité qui proposent délire la plus grande séductrice, ou de récompenser le meilleur briseur de couples.
N. O. Mais cette pratique du sexe na pas pour autant tué lidéal du grand amour
D. Folscheid. Cest exact. 90% des jeunes rêvent de lamour fou et considèrent dans le même temps le sexe comme une activité banale, hygiénique et festive. Les corps sont complètement désinvestis. «Entre nous, ça nest que du sexe», entend-on souvent. On a dun côté des corps sans cur et, de lautre, des curs sans corps. Doù lapparition étonnante dun néoromantisme forcené. Plus le sexe devient une activité banalisée, plus on rêve au grand amour. Remarquez ce que disent une bonne partie des adeptes du sexe ludique: «Je préfère léchangisme en club plutôt quune relation continue bas de gamme
en attendant le coup de foudre.»
N. O. Nêtes-vous pas précisément en train de produire ce que vous dénoncez, un discours général selon lequel tous les Français sadonnent au sexe sans limites et sans complexes? La plupart des gens ne vivent pas comme ça, et parviennent même parfois à réunir le cur et le corps
D. Folscheid. Certes, lattitude majoritaire nest évidemment pas celle-là. Beaucoup de gens doivent être effarés par ces pratiques. Mais du seul fait quon en parle de plus en plus, quon les présente comme répandues, naturelles, normales même, on produit un discours qui na rien danodin et qui a des effets. Il a, à mon sens, complètement bouleversé limaginaire amoureux de lépoque.
N. O. Vous voulez dire quil nous soumet à une pression insidieuse?
D. Folscheid. Oui, car il peut engendrer un certain désarroi, donner limpression que lon nest pas dans le coup, que lon est nul, parce que les films pornos érigent en modèles des performances à la fois surhumaines et inhumaines. Lorgasme est devenu comme lécole: laïque, gratuit et obligatoire. Ceux qui ne latteignent pas sont des ratés. Doù le succès du discours sur la «misère sexuelle», dont tout le monde peut se sentir victime. Dans la mesure où lon a converti le désir en besoin de sexe, on fabrique des cohortes entières de frustrés. Et ne parlons même pas des jeunes générations, qui ont limaginaire, lesprit et même le vocabulaire formatés par le porno!
N. O. Mais certaines personnes se disent aussi libérées, heureuses de découvrir de nouvelles pratiques
D. Folscheid. Une partie de la population, probablement un peu instable, pas très heureuse en amour, est prête à tomber dans le piège du «il faut tout essayer». Cest la conséquence logique de limpérialisme du sexe, qui transforme les partenaires en objets interchangeables. Au bout du compte le sexe na même plus de sexe: il requiert simplement le branchement déléments pénétrants sur des creux. Il faut aller toujours plus loin. Mais cette quête indéfinie engendre à la fois frustration et curiosité incessante. On espère toujours quun coup de plus apportera un nouveau frisson.
N. O. Mais est-ce finalement si grave? Ne tombez-vous pas dans un moralisme excessif?
D. Folscheid. On est en deçà de tout débat moral. Avoir limaginaire et le regard formatés au sexe ne peut quappauvrir le côté relationnel et amoureux de lexistence. Il y a aussi une perte considérable au niveau du désir, donc de lérotisme. Derrière cet «essayisme» généralisé, ce culte de léchangisme, se cache laveu dun désir en panne. On attend quun tiers, érigé en rival, vienne raviver son propre désir. Ce sont ceux-là qui disent : «Jadore voir ma femme prendre son pied avec dautres hommes.» Et la société les pousse: «Cest très bien, au moins, vous nêtes pas jaloux!» Toute la perversité du système actuel est quil milite sans cesse pour linterdiction des interdits. Il désarme donc la critique (qui aime les interdits?). Mais il se voit contraint de susciter sans cesse de nouveaux interdits pour pouvoir les transgresser! Regardez la presse: elle nen finit pas de faire sa une sur le thème: «Sexe: le dernier tabou à vaincre». En réalité, il ny en a plus, à part la pédophilie.
N. O. Lomniprésence actuelle du sexe traduirait une certaine angoisse sociale?
D. Folscheid. Autrefois on parlait de la mort, jamais de sexe. Aujour-dhui, on occulte la mort et on est polarisé sur le sexe. Cest le symptôme dune société adolescente, fascinée par limmédiateté. En baisant, on tente de vaincre les angoisses de la condition humaine
N. O. Vous prédisez un avenir bien sombre
D. Folscheid. Avant de sortir de la crise, on risque de voir apparaître un néopuritanisme forcené, tourné contre la sexualité en général. On en perçoit çà et là des prémices, avec des débordements sectaires dans le monde anglo-saxon (par exemple, lengagement dans certains groupes de ne plus faire denfants
). Rien ne dit quune partie non négligeable de la population ne refuse pas aujourdhui la sexualité, tout en se taisant, par peur dapparaître anormale ou ringarde. Certains mouvements conservateurs peuvent ainsi tirer leur épingle du jeu, comme ces groupes islamistes dont laudience est croissante dans certaines banlieues. Ni alcool ni sexe, et le voile pour les filles
Bref, on fait de la casse, avec des malheureux dans la vie et de nouveaux clients pour les psys.
Dominique Folscheid est professeur de philosophie à luniversité de Marne-la-Vallée. Il a notamment publié «Philosophie, éthique et droit de la médecine», PUF, 1997, et «Sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité», La Table ronde, 2002.
Le nouvel observateur - jeudi 24 juillet 2003
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